Verset 8 : La dispersion - L'invention du divers

Être unis dans une même ville en utilisant les mêmes mots conduisait, on l'a vu, à une fusion qui empêcherait tout dialogue avec autrui. Or, la lutte contre les variations et les différences, l'exclusion de ceux qui ne sont pas conformes ne saurait relever du projet divin. Ce qu'on appelle le « châtiment » n'est que la réaffirmation de la loi : réinsérer la multiplicité et la diversité pour empêcher la construction d’un système totalitaire de pensée unique. C'est une constante du Dieu biblique, qui ordonnait déjà, après le déluge, aux habitants de l'Arche : « Emplissez la terre »137.

Les hommes de Babel vont donc tous devoir s'exiler. Dans les représentations artistiques, leur dispersion a souvent été assimilée à la mission confiée à Noé et aux siens après le déluge. Butor note ainsi que les fresques de la cathédrale Saint Marc, à Venise, représentent Dieu, entouré d’une armée de quinze anges, qui répartit les hommes en quatre groupes, chacun sous la direction d'un des fils de Noé : « Le chef d’un groupe ressemble à Sem, un autre à Japhet, les deux derniers à Cham.»  138

D'ailleurs l'intertexte, pour Butor, ne s'arrête pas là. Chasser les hommes du Babel de la fusion rejoue aussi l'épisode initial de la Genèse et amorce une nouvelle fois la nostalgie d'Éden que ne cesseront d'éprouver tous les émigrants à venir :

‘Une population fixée peut, par suite d’une invasion, d’une catastrophe naturelle, être chassée de son domicile. Elle emporte tout ce qu’elle peut de son avoir, n’a plus d’espoir de retourner un jour dans son (« chez soi »), ravagé, détruit. C’est l’exode. La langue antérieure, la connaissance minutieuse du lieu, n’est plus d’aucune utilité, c’est alors qu’une intense nostalgie se développe. On est à la recherche d’une autre fixation, d’une terre promise. 139

Notons enfin que si, dans l’épisode de Babel, les hommes « cessèrent de bâtir la ville », dans la littérature c’est la construction de la tour qui est interrompue ; inachevée, mais non détruite : « un tiers, du moins, en a survécu et existe encore à l’heure actuelle140 ». Et, en écho à la triple motivation des bâtisseurs – maîtriser la nature, s'unifier, se faire un nom –, le Talmud distingue une altération de la tour par tiers : un tiers fut détruit, un tiers s’enfonça dans le sol, un tiers subsiste toujours : « Quant à la tour, la terre en engloutit un tiers ; le feu du Ciel en détruisit un autre tiers ; le reste est encore là à ce jour…141 ». Il est là « de peur que mon peuple n’oublie ».

Le monument babélien prend ainsi une double signification : il est le mémorial de l'aventure des hommes qui l'ont érigé, bien sûr ; mais il est aussi l'emblème qui marque – continuera toujours de marquer – le regroupement humain dans des villes. Babylone, en ce sens, inaugure la suite des cités qui fascineront Butor, et qui sont toutes construites autour d'un monument (« On saisit sur le vif le pouvoir d’un monument dans la vie des hommes » 142) : l’Ancienne et la Nouvelle Cathédrale dans L’Emploi du temps, La Grande Mosquée de Cordoue, San-Marco à Venise, Sainte-Sophie à Istanbul…

Notes
137.

Genèse, 9, 1.

138.

BUTOR, Michel. Description de San Marco. Paris: Gallimard, 1963. P. 45.

139.

BUTOR, Michel. Répertoire IV. Op., cit., p. 16.

140.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p. 116.

141.

GRAVES, Robert, PATAI, Raphael. Les Mythes hébreux. Op. cit. p.135.

142.

« Léonce Peillard s’entretient avec Michel Butor », PEILLARD, Léonce. Livres de France, juin-juillet 1963. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 1 : 1979-1996. Op. cit. p.219.