Verset 9 : Babel ou la confusion des langues

L'étymologie du mot « Babel », dont la renommée devait s’étendre et remplir « toute la terre », reste très discutée : les traductions comme les dictionnaires offrent un large éventail d'hypothèses. Emprunté selon certains à l’hébreu Bâbhel ou Bâla, « il confondit, il brouilla » d'où « confusion », il l'est pour d'autres à l’assyro -babylonien Bâb-Ili (variante : Bâb-ilâni), ou à l’akkadien Bab-ilu qui signifient dans les deux cas : « porte de Dieu » ou « porte des dieux ». Ce qui fait écho à la tradition voulant que Babylone ait été construite sur un lieu sacré appelé ′Bâb-apsî : « la porte d’Aspû » (où apsû désigne « les eaux du chaos d’avant la création »143). En arabe, où le mot Bab signifie en arabe « la porte », il est traduit par Bâbil, et a la forme « fâ´il » (agent) du participe verbal actif qui marque l’identité de l’acteur144.

Une autre hypothèse, moins convaincante, est proposée par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, qui conteste la signification de « confusion » donnée à « Babel » par la Genèse. Car, dit-il : « Ba signifie père dans les langues orientales, et Bel signifie Dieu ; Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte ».

Abordant le problème par un autre biais, Pierre Bouretz a choisi, lui, de se référer aux significations du mot attestées par différentes traductions françaises (Cahen, Bible du Rabbinat, Bible de Jérusalem, Lemaître de Sacy, Dhorme, Chouraqui, Meschonnic…) et les articles des principaux dictionnaires :

Babel, n.f., XVIIIe , attestation isolée XVIIeBabel, n, m. « lieu rempli de confusion » 1555 ; nom hébreu de Babylone ; la Genèse donne comme étymologie « confusion », en réalité le mot signifie « porte du dieu » (Bab-El).
1. (N. propre). La Tour de Babel : tour construite par les fils de Noé pour tenter d’atteindre le ciel. « Ils dirent : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! », Genèse, XI (trad. Bible de Jérusalem). « La tour de Babel fut un ouvrage d’orgueil : les hommes à leur tour semblèrent vouloir menacer le ciel qui s’était vengé par le déluge et se préparer un asile contre les inondations, dans la hauteur de ce superbe édifice » Bossuet, Élévation à Dieu…, VII.
2. Fig. Une tour de Babel, une Babel : lieu où, tout le monde parlant à la fois, on ne peut s’entendre. « Le nom de Babel, qui signifie confusion, demeura à la tour, en témoignage de ce désordre… » (Bossuet, Hist. univ., II,1). « Des mots, des mots, la mienne ne fut jamais que ça, que pêle-mêle le babel des silences et des mots, la mienne de vie… » (Beckett, Nouvelles et textes pour rien).
REM. Au sens fig., le mot peut s’écrire avec ou sans majuscule. – DER. Babelesque, Babélique, babélisme…’

Au sens figuré, l’idée dominante de désordre, de confusion linguistique et d’impossibilité à la communication domine donc. Nom propre qui est à la fois celui « d’un texte narratif, mythique, symbolique, allégoriqueou d’une ville »145, Babel est, culturellement, devenu avant tout :

‘cette histoire [qui] raconte, entre autres choses, l’origine de la confusion des langues, la multiplicité des idiomes, la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme impossibilité. 146

La difficulté à en cerner de manière sûre le sens – cette hésitation continue entre « confusion » et « porte de Dieu » – en laisse la définition ouverte et inachevée… comme la Tour du même nom. Cet inachèvement concourt à lui donner un caractère énigmatique propre à l'usage poétique147 et, surtout, au développement du mythe et au renouvellement infini de signification qu'il implique.

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Historiens, géographes ou archéologues s'accordent sur la réalité historique de la Tour de Babel, identifiée comme la principale ziggourat de Babylone (qui comptait une quarantaine de temples). Les recherches archéologiques, qui n'ont commencé qu'au milieu du XIXe siècle148, ont conclu qu'elle a été construite pendant le règne de Hammourabi, chef des Amorites, qui fit de Babylone le nouveau centre politique et religieux du Moyen-Orient vers 1792-1750 avant Jésus Christ. Détruite puis rebâtie plusieurs fois au fil des invasions, elle fut décrite par Hérodote, qui visita Babylone vers 460 avant Jésus Christ : 

‘Au milieu du Sanctuaire, une tour était construite, d’un stade de longueur et de largeur. Sur cette tour s’en tenait une autre, sur celle-ci de nouveau une autre et ainsi huit tours, toujours l’une sur l’autre. A l’extérieur et circulairement, il y avait une place de repos, où ceux qui montaient s’asseyaient et se reposaient. Dans la dernière tour est un grand temple et dans le temple se trouve un grand lit, richement garni, et à côté une table d’or. Aucune image n’y est dressée. Personne n’y passe la nuit, sinon une femme du pays, désignée par le dieu lui-même. C’est ce racontent les Chaldéens qui sont là les prêtres de cette divinité. 149

Plus de deux mille quatre cents ans après, le célèbre archéologue André Parrot notait encore :

‘Derrière et assez près, était la tour deBabylone que les enfants de Noé entreprirent de faire monter jusqu’au ciel. Nous l’avons vue ; elle a une demi-lieue de diamètre, mis elle est si complètement ruinée et si pleine d’une vermine qui l’a percée de trous (…) 150

Mais la Tour de Babel est avant tout un récit fondateur, « instaurateur »: il raconte un événement qui a eu lieu dans le temps des commencements, et c'est ce récit – bien plus que son référent – qui, selon la définition que Mircea Eliade donne du mythe, « fonde réellement le monde et (…) le fait tel qu’il est aujourd’hui »151. De ce mythe, nous avons décliné les aspects majeurs : la langue unique, le regroupement des hommes contre la loi divine, le désir de se faire un nom – et les deux versants du châtiment qui en est résulté : la dispersion sur la terre, et la confusion qui naît de la pluralité des langues. Il est difficile de ne pas faire le lien entre cette malédiction et celle qui a suivi le péché originel : dans les deux cas, les hommes sont punis pour avoir commis une faute contre la Loi ; dans les deux cas aussi, cette punition suscite une nostalgie immense et irrépressible à l'égard de ce qui a été perdu et que les hommes ne cessent de chercher à retrouver : l'Eden, la langue unique et la transparence de communication qu'elle assure.

Mais, parce qu'il s'agit d'un récit, d’autres lectures se sont affirmées. Dès la Renaissance, un nouveau regard tend à lier Babel à la condition humaine autrement qu'en termes de châtiment : les hommes commencent à revendiquer comme positives leurs différences de langue, de culture et d'identité. Les valeurs d'unité et de diversité s'inversent, et l'avènement mythique de la pluralité des langues devient alors, pour reprendre le titre d'un essai de François Marty, une véritable bénédiction :

‘La diversitéculturelle est un fruit après Babel. Il est permis de dire, en effet, que son irréductibilité s’identifie à l’irréductible diversité des langues humaine, comme elle s’établit chez de Saussure. Il faut même dire que l’analyse saussurienne de la langue, comme institution sociale, oriente d’abord vers la diversité des cultures, la diversité des univers de langage des individus n’en étant qu’une conséquence.152

Et Michel Butor professe le même attachement, soulignant à son tour que diversité linguistique et diversité culturelle ne font qu'un :

‘Je suis un praticien du langage, passionné par la pluralité des langues et des cultures. 153

Mais si le mythe de Babel a tant compté pour lui, s'il y revient si souvent dans des articles précis ou, de manière récurrente, tout au long de sa réflexion critique, c'est surtout parce qu'il a trouvé conjointes dans ce mythe les deux dimensions essentielles de sa vocation ou de sa pratique d'écrivain : la diversité et l'inachèvement. Lui qui insiste sur le caractère extrêmement construit de ses œuvres ne cesse également de revendiquer l'inachèvement comme seule valeur d’accès à une modernité durable. C'est que l’inachèvement de la tour n’est pas simplement une interruption de la structuration du monument : elle est sa raison d’être même. Devant s'élever jusqu'au ciel, elle impliquait d'emblée un travail infini qui ne serait jamais terminé…

Ainsi du livre. Butor, qui dans Babel en creux salue « la volonté systématique de Hugo de laisser derrière lui une énorme œuvre inachevée »154 voit avant tout dans l'acte d'inachèvement le refus d’une clôture. Et rien ne lui semble mieux la manifester que le rôle et la nécessité du lecteur. L'inachèvement n'est que l'autre nom d'une autorisation donnée à tout moment à l’insertion de la lecture dans l'œuvre, c'est-à-dire à une diversification culturelle qui n'est plus, en amont, celle des langues, mais, en aval, celle des interprétations. L’auteur n’achève son œuvre

‘qu’autant qu’il le peut, et le livre aux autres pour qu’ils le continuent, il le propose à une critique profonde qui poursuive l’invention commencée, entretienne l’éclaircissement ; car même les œuvres les plus directes, au bout de quelques années, ont besoin d’explication.155

On verra amplement, dans les parties qui suivent, combien cette présence de la lecture est prégnante chez Butor, qu'il s'agisse de ses romans ou de ses divers types d'essais. L'interprétation ouvrante y est le plus souvent opérée par la sollicitation d'autres regards ou d'autres voix sur l'œuvre : convocation des autres arts, des autres langues, des autres mœurs… Mais quel que soit le biais retenu, le livre butorien – fruit de lecture offert à son tour aux lecteurs – se caractérisera toujours comme une tour de Babel en construction, une forme de «spirale qui nous invite à la poursuivre156

Tour de Babel vue par Brueghel l'Ancien
Tour de Babel vue par Brueghel l'Ancien

Mur peint, Lyon, 5 boulevard des États-Unis

Notes
143.

ELIADE, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour. Paris : Gallimard, 1949. p. 35.

144.

AMMAR, Sam, DICHY, Joseph. Les Verbes arabes. Paris : Hatier, 1999. (Coll. Bescherell).

145.

BOURETZ, Pierre. « Variations sur Babel », in La Tour de Babel. Op. cit., p. 37.

146.

DERRIDA, Jacques. « Des tours de Babel », in psyché : Invention de l’autre. Paris : Galilée, 1987. P. 208.

147.

Chez Baudelaire, par exemple : « Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, / Babel sombre où roman, science, fabliau, / Tout, la cendre latine et la poussière grecque, / Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. », « La Voix » in « Les Épaves » des Fleurs du Mal. Voir aussi, dans le même recueil, « Rêve parisien ». BAUDELAIRE, Charles. Les Fleurs du mal. Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975.

148.

Mission Frensnel-Oppent-Thomas (1851-1854). C'est la mission ultérieure de Robert Koldewey (1899-1917) qui a donné le plus de précisions sur cette capitale et ses monuments.

149.

PARROT, André. Ziggurats et tour de Babel. Histoires, I. Paris : Albain Michel, 1949. P. 9.

150.

Ibid., op. cit., p. 11.

151.

ELIADE, Mircea. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963. P. 14.

152.

MARTY, François. La Bénédiction de Babel. Op. cit., p. 174.

153.

HELBO, André. Michel Butor, Vers une littérature du signe. Bruxelles : Complexe, 1975. P. 10.

154.

BUTOR, Michel. Répertoire II. Op. cit., p. 213.

155.

BUTOR, Michel. « Toute critique est invention », in Répertoire III. Op. cit., p. 16.

156.

BUTOR, Michel. « L’œuvre dans les autres œuvres », in Répertoire III. Op. cit., p. 19.