Le plan de Bleston

Pour le lecteur, L’Emploi du temps s’ouvre par la présentation cartographique du lieu : le plan de Bleston qui figure avant le texte permet de voir les frontières entre lesquelles se déroulera le récit. Il permet également d’accéder à la réalité de la ville. Affichant ses principales rues, il montre comment il peut être texte, mais c’est la lecture du texte proprement dit qui permet également de se rendre compte que ce dernier peut lui-même se faire plan. Plan et texte donc sont liés car les deux racontent le trajet d’un voyageur égaré. Le second peut ouvrir à un espace imaginaire, mais le premier le rend plus concret. Et puisqu’il s’agit d’un récit de guerre contre la ville - « Bleston, depuis cette déclaration de guerre, depuis mon entrée dans la guerre» (E. T. P. 350) - il apparaît important d’avoir une vision documentée.

C’est d’ailleurs en suivant le cheminement de Jacques Revel que le lecteur prend conscience qu’il s’agit autant de texte à voir que d’œuvre à lire. Car, le plan de la ville ne laissant pas place au soupçon quant à la véracité de l’expérience vécue, il devient ainsi un témoignage, et est donc une sorte d’équivalent des personnages du récit, autant pour le lecteur que pour Jacques Revel. C’est pour cette raison que ce dernier refuse gentiment la proposition de James Jenkins d’examiner les annonces du journal : « Le mieux, c’est d’éplucher les annonces de l’Evening News du soir, et de téléphoner ou d’aller voir » (P. 48). Jacques Revel refuse également d’être accompagné par Jenkins : seule l’acquisition du plan de la ville peut lui permettre de s’en sortir et de se retrouver : « J’espère qu’avec un bon plan de la ville, je pourrai me débrouiller» (P.48).

Il importe en outre de noter que le plan de la ville deviendra un élément indispensable chargé de significations multiples. C’est dans la papeterie tenue par Ann Bailey que Jacques Revel en fait l’acquisition, (Ann occupera plus tard une place importante dans sa vie). Pendant que James déchiffre « une série de citation bibliques édifiantes », Jacques Revel effectue donc son achat. Et c’est là, qu’on trouve des éléments qui permettent de rapprocher Bleston de Babel.

Symboliquement d’abord, puisque la décision de se procurer ce plan tient à ce qu’il s’est trouvé errant dans la ville – point que nous allons développer plus tard. Mais c’est surtout la concomitance avec la lecture des citations bibliques qui permet de trouver des points communs, puisque son expression dans le texte use des mots les plus significatifs au sein du mythe : « déchiffrement », « citations bibliques », « édifiantes ». Babel n’a-t-elle pas été pendant des siècles le sujet d’un déchiffrement pour les philosophes, exégètes, linguistes, poètes et romanciers ? C’est d’ailleurs grâce à ces lectures multiples, qu’elle est devenue synonyme de bénédiction. Quant au mot « édifiants », il renvoie secrètement aux hommes qui en ont édifié la tour.

Mais une autre relation s’installe aussi entre la lecture biblique et le comportement de Jacques Revel : c’est au moment d’effectuer son achat qu’il devient « balbutiant » et n’arrive pas à trouver ses mots pour s’exprimer : Bleston/Babel est donc bel et bien terre de la confusion des langues. Et comme, pendant qu’il essaye de répondre à la vendeuse, il oublie les mots essentiels « itinéraire » et « trajet », Bleston/Babel est également terre d’errance et de dispersion.

Dernier trait, enfin : quand Ann lui propose un plan des bus sur lequel le tracé des lignes municipales ressemble à un paquet de « ficelles embrouillées », on pressent l’image métaphorique du labyrinthe, que nous allons retrouver plus tard.

Jacques est donc confronté à deux plans : l’un indique les lignes d’autobus sans les noms des rues, l’autre contient les noms des rues et s’avère beaucoup plus clair. Et pourtant au lieu de l’orienter, c’est celui qui va le perdre de plus en plus : « J’ai commencé par me perdre, malgré mes précautions, malgré le plan que j’avais emporté, difficile à cause de l’éclairage particulièrement parcimonieux dans cette région de la ville… » (P. 57).

Bleston se présente ainsi d’emblée comme un lieu d’errance et d’écart. Le plan qui prélude au texte n’est d’ailleurs pas encadré, comme s’il y avait une volonté de marquer symboliquement qu’il est ouvert à l’infini, à l’instar de cette Babylone qui, par la multiplicité de ses incarnations dans l’imaginaire collectif, est devenue terre sans frontières.

Le rapport entre Jacques Revel et le plan de la ville devient alors fondamental. Il ne peut plus le quitter. Il le porte dans sa poche comme un talisman. Il le porte même quand il se rend dans des quartiers qu’il connaît bien, ou même encore quand il n’en a pas besoin, comme par exemple, lorsqu’il va, le lundi 26 novembre, déjeuner au restaurant Sword où il rencontre Ann Bailey: « J’avais déjà dans la poche de mon imperméable, le plan de Bleston que je lui avais acheté le mois précédent, en compagnie de James Jenkins, alors déjà corné, taché, usé aux pliures, ce plan que j’ai détruit et remplacé » (P. 168). Obsédé par l’exploration des lieux, au fur et à mesure qu’il avance dans leur connaissance, il s’engage de plus en plus dans un véritable labyrinthe du plan. Plié ou étalé celui-ci le suit partout :

‘[…] le plan de Bleston que je viens d’étaler sur ma table en me rasseyant, semblable en ses moindres détails à celui que j’étalais ainsi sur mon lit, en novembre, à l’Ecrou, que je traînais perpétuellement dans les poches de mon imperméable … » (P. 133)
[…] le plan de Bleston que j’avais dans la poche de mon imperméable (P. 265). ’

De cette manière, progressivement, il prend conscience que ce talisman d’orientation s’inverse en un talisman d’errance, et que, lui qui cherche la vérité de la ville à l’aide de ce plan, se trouve encore plus perdu et sans repères. C’est pourquoi, le soir du dernier dimanche d’avril, le 27, il décide de le brûler :

‘Puis j’ai pris le plan de Bleston que j’ai déplié, que j’ai tendu entre mes deux mains, qui s’est éclairé par transparence de telle sorte que je pouvais distinguer le tracé des rues principales et les monuments les plus importants à travers la vapeur qui s'en dégageait comme de mes vêtements, puis qui s’est obscurci par places, répandant une odeur de fumée (l’étoffe de mon pantalon à l’endroit des genoux était brûlante), qui s’est soudain ourlé de minces flammes en bas, s’agrandissant tout en montant, tout en couvrant et dévorant, tout en calcinant, tout en déchirant cet écran (l’haleine de gaz tout d’un coup m’a soufflé violemment au visage), tout en le déchirant en deux fragments et transformant en mince écaille noire se pulvérisant au moindre souffle (je regardais disparaître l’étoile à six branches qui représente la prison dans le neuvième), en mince écaillé noire jusqu’aux deux coins que pressaient mes doigts, aux deux coins que j’ai mis dans mon cendrier en me relevant, sur un petit bûcher d’allumettes déjà utilisées, pour qu’ils soient brûlés eux aussi (P.P. 266-267).’

Cet acte exprime sans doute son désir de se venger de la ville en détruisant son image, mais il reste vain puisque Bleston existe toujours. Et c’est parce qu’il l’a compris que, le lendemain, il achète un nouveau plan pour remplacer celui qu’il vient de détruire :

‘C’était à la fin d’avril, le lundi, au sortir de chez Matthews and Sons, dans la papeterie de Tower Street où Ann était seule quand je suis entré en compagnie de James comme la première fois, comme en ce mois d’octobre que, lorsque je lui ai demandé un plan de Bleston, elle s’est mise à rire, croyant que je plaisantais, que je mimais par jeu amoureux notre rencontre, si bien qu’il m’a fallu lui assurer que j’avais réellement besoin d’un nouveau plan semblable à celui que j’avais acheté alors, six mois auparavant, si bien qu’il m’a fallu mentir, puisque je ne pouvais lui dire que j’avais brûlé volontairement l’ancien… (P. 262).’

Cependant, par rapport à l’espace de la ville, l’insertion de ce nouveau plan, pourtant identique au premier, introduit une découverte qui permet de créer un autre parcours, une sorte d’autre lecture de Bleston. Cette découverte consiste à comprendre qu’un plan ne peut pas refléter le présent de la ville. Il n’en illustre pas les dernières modifications : dans la réalité, les rues, par exemple ont connu certains changements tandis que sur le papier rien n’a été modifié. De même pour certains immeubles :

‘Le dessin des rues, notre Revel, n’a pas changé sur le papier, alors que dans la réalité il a subi quelques modifications légères ; rien ne signale ici les quelques immeubles dont la construction a commencé, s’est poursuivie ou achevée depuis l’automne, ni ceux qui se sont écroulés parmi les graves ou les âcres flammes (P. 155).’

Jacques comprend alors qu’il ne saurait accomplir sa quête sur la seule base d’une ville figée sur le papier. Et doit accepter cette dernière dans sa dualité : un passé-présent. Dans le temps comme dans sa structure, Bleston possède deux visages : celui du passé sur le papier, et celui du présent qui s’exprime dans la matière urbaine elle-même. Cette dualité atteint même son nom.