Les noms des rues

Ces noms indiquent aussi la dualité. De l’extérieur, ils apparaissent comme dépourvus de valeur propre, mais leur rapport aux événements leur donne une signification déterminée. Leur liste dans L’Emploi du temps paraît infinie à Jacques Revel. C’est pourquoi il prend soin, au moment d’explorer la ville, de les noter pour bien les situer et les identifier. Ils deviennent ainsi un véritable texte de la ville. Dans certains cas « le texte de la ville devient même presque tautologique 159  ».

Selon le classement proposé par Pierre Brunel, les rues de Bleston sont divisées par genres160, manifestant ainsi un accord avec leurs types d’habitants : les rues qui se référent aux couleurs sont (Grey Street, Brown Street, White Street), aux métaux (Copper Street, Silver Street), aux métiers (Hatter Street, Diggers Street, Surgery Sterret), aux fonctions (Sale Street, Guard Street) aux sciences (Geology Street, où habitent les Jenkis), aux fêtes Religieuses et aux Saints (All Saint’s Street).

Mais certaines d’entre elles se chargent d’une signification plus profonde qui va au-delà de leur nom, comme « Brown Street », première à être mentionnée dans le roman, et son opposée « White Street ». La première est celle que Jacques Revel a emprunté dès son arrivée : rue anonyme, qui s’identifie avec la nuit – Jacques l’ignorait avant de le découvrir dans un plan de Bleston. D’ailleurs il ne la cherchait même pas :

‘Je sais maintenant que la grande rue que j’ai prise à gauche, c’est Brown Street ; je suis, sur le plan que je viens d’acheter à Ann Bailey, tout mon trajet de cette nuit-là ; mais en ces minutes obscures, je n’ai même pas cherché à l’angle les lettres d’un nom. 161  .’

La dialectique entre Brown et nuit s’incarne dans le roman, selon une logique subtile qui conduit Jacques Revel au terme de son destin d’étranger à Bleston : arrivé dans la nuit, l’obscurité l’a empêché de voir le nom de cette rue où il rencontrera plus tard un autre étranger en la personne d’Horace Buck.

Quant à « White Street », c’est celle qu’il cherchait et dont il savait le nom par cœur puisque c’est là que se trouvent les bureaux de Matthews and Sons, 62 rue White Street : « […] donnant l’adresse de Matthews and Sons que je savais par cœur pour l’avoir tant de fois écrite sur des enveloppes » (P.19). Ici on remarque également le lien entre White et l’événement qui s’est produit : c’est la sortie du noir de la nuit et le passage à la clarté du jour. Cette dualité reflète une démarche opposée, qui oscille entre l’extérieur et l’intérieur.

D’ailleurs au fil du roman, la problématique entre le noir et le blanc se complexifie. Ce n’est pas par hasard que l’attentat qui a eu lieu le 11 juillet a été commis à Brown Street : « c’est donc vers six heures et demie que George Burton a été renversé par cette auto dans Brown Street » (P.215). Le meurtrier, comme le signale Pierre Brunel, avait l’intention d’atteindre George Burton, qui est un blanc mais a un aspect brown man, à tel point que Jenkins en faisait presque un nègre et qu’il a pu feindre de le confondre avec Horace Buck.

White Street, elle, est proche de la nouvelle Cathédrale, et se trouve « à quelque deux cents mètres seulement au sud de chez Matthews and Sons » (P.39). Elle est donc chargée de références qui contribueront plus tard à dévoiler certains mystères.

D'autres événements du récit affectent aussi le sens des noms des rues. Brown Street peut être lu en faisant référence à Horace Buck, l’immigré africain, au « visage du même noir que l’eau » (P. 29), cette eau que Jacques Revel a déjà découverte dans un fossé de vingt mètres, une eau « épaisse », « noire » et « mousseuse ». Noir, exilé, Horace Buck s’avère proche du héros : avec lui, Jacques Revel ne se sent plus gêné d’une mauvaise prononciation qu’ils ont en commun, et les deux hommes se comprennent bien : Jacques l’a d’abord suivi « par curiosité, bien sûr, par gratitude aussi pour sa franchise et sa générosité, mais surtout parce qu’il parlait si lentement que je le comprenais, et en même temps si mal qu’en m’adressant à lui, je n’avais plus aucune honte de ma prononciation détestable » (P.33).

White Street, elle, fait référence à James Jenkins, l’européen blanc, un agent des bureaux de White Street hostile aux noirs, qui trouve scandaleux que Jacques Revel fréquente Horace Buck:

‘Comment aurais-je pu faire comprendre à James, alors, que ce qui m’amusait à ce nègre, c’était que je retrouvais en lui ma propre haine noire à ton égard, Bleston, avec la même intensité, ma propre haine noire que tu as réussi à rendre incandescente par la violence de tes coups répétés, à transmuer en cet attachement destructeur tout aussi passionné mais clair, ville qui désire ta mort autant que nous, comment aurais-je pu le faire comprendre à James (P.375). ’

L’opposition entre le noir et le blanc reflète alors le racisme qui existe à Bleston vis-à-vis des noirs, et son contraire, l’absence de préjugé.

On est ainsi conduit à se demander si les noms des rues de Bleston - qui pourraient être, comme le signale Pierre Brunel, « ceux d’une ville anglaise, sans jamais renvoyer à un référence précis162 » - ne constituent pas également des chaînes cohérentes de valeurs, de signification et de sentiments.

Dernier exemple symbolique : « Tower Street », qui signifie en français « rue de la tour » : elle a un rôle majeur, moins parce que Jacques Revel y déjeune le 8 octobre avec ses collègues de bureau, , que parce que c’est dans cette rue que se trouve la « très bonne papeterie » (P.48) d’Ann Bailey, première personne avec laquelle Jacques Revel s’entretient de Bleston, et femme différente de toutes les autres : parmi « toutes ces vendeuses ou serveuses anonymes, elle m’était apparue différente, plus réelle » (P.49).

Or le rapport entre Tower Street et Ann nous renvoie à l’échec de la construction de la Tour de Babel à travers celui de la relation amoureuse qui ne parvient pas à se construire solidement entre eux. Pour les bâtisseurs de la tour, il s’agissait de bâtir un édifice en briques cuites ; pour Jacques Revel de bâtir un amour, mais trop occupé par son édifice d’écriture il néglige sa relation avec Ann. Les bâtisseurs de la Tour, trop sollicités par un projet d’édification, en sont venus aussi à le faire primer sur les relations entre humains. Casser une brique était plus grave que la mort de l’un des bâtisseurs.

Jacques Revel, pris dans la construction de son journal, reconnaît son attitude le jour où il refuse d’accompagner Lucien chez les Bailey pour pouvoir reprendre et poursuivre son travail d’écriture : « et moi, stupide, refusant pour venir m’enfermer ici devant ces feuilles blanches » (P. 222).

Mais nous pouvons aussi considérer cette défaite amoureuse comme positive, car elle donne au personnage la possibilité de continuer sa recherche sur la ville et de construire son journal, de même que l’échec de la construction de la tour a permis celle d’autres villes et la création d’autres langues.

Notes
159.

BRUNEL, Pierre. Butor, L’Emploi du temps. Le texte et le Labyrinthe. Paris : Presses Universitaires de France, 1995. (Coll. Ecrivains). P.55

160.

Ibid.

161.

Ibid., op. cit., 13

162.

Ibid., op. cit., p. 54.