B. L’étrangeté des langues

La ville de l’Emploi du temps constitue en fait un réseau de significations, d’allusions et de questions relatives à la langue, à l’espace et à la construction. Elle est bien, par là, une réédition de la Tour de Babel, qui, dans le dessin de ses bâtiments, devait être une tour d’unité. Mais Dieu décida de détruire cette unité par la diversité : parlant des langues différentes, les hommes ne purent plus se comprendre. Or c’est bien cette perte de la langue unique qui se retrouve tout au long du récit de Jacques Revel. Arrivé dans une région inconnue et une ville immense, avec ses immeubles en hauteur, il est confronté à une diversité de la parole qu’il considère comme une malédiction, lui qui n’a aucun désir de vivre dans la confusion. C’est pourtant cette difficulté même qui devient « solution », et qui fait résonner le personnage butorien, pour le conduire à fonder son identité et à vivre en harmonie.

Michel Butoranalyse finement les difficultés posées par les langues étrangères, évoquant son propre séjour en Angleterre, à Manchester, où il espérait bientôt maîtriser la langue anglaise :

‘J’étais déjà capable de lire quelque peu, mais il m’a fallu des années pour oser parler. Une conférence en anglais m’a toujours demandé un gros effort et je crois que j’en suis devenu incapable163. ’

Sans doute, cette pluralité des langues peut-elle être envisagée autrement que comme un châtiment ; elle peut-même apparaître comme une bénédiction, puisque c’est cette variété linguistique et culturelle qui donne toute sa richesse à l’humanité. Mais le premier temps reste celui de la peur de la diversité, et elle sert donc de moteur à la recherche du savoir linguistique, premier défi relevé par Jacques Revel.

Dès ses premiers contacts avec les habitants de Bleston, il se trouve en effet confronté à son ignorance linguistique. Il ne comprend pas les mots prononcés par le chauffeur de taxi qui lui a demandé sa destination, et ceux qu’il veut employer sont méconnaissables :

‘Le chauffeur de taxi, dont j’étais le dernier espoir pour la nuit, m’a demandé où je voulais être mené (ses paroles ne pouvaient avoir d’autre sens), mais les mots qu’il employait, je ne les reconnaissais pas, et ceux par lesquels j’aurais voulu le remercier, je ne parvenais pas à les former dans ma bouche ; c’est un simple murmure que je me suis entendu prononcer (P. 12).’

Les exemples abondent pour atteindre le centre par le moyen le plus rapide : Jacques Revel demande à un noir son chemin, mais il lui est difficile de comprendre son interlocuteur en raison de sa prononciation : « Il avait une prononciation pénible, comme dégoûtée » (P. 29). Même épreuve, le vendredi 16 mai, lorsqu’il souhaite se rendre à la Cathédrale et ne parvient pas à se faire comprendre du contrôleur du bus. En fin de compte, il en arrive à ce paradoxe que la langue le rend sourd-muet :

‘Il avait ajouté d’autres phrases, mais de nouveau je me trouvais quasi sourd-muet ; il n’avait pu s’empêcher de laisser paraître, par un discret froncement de sourcil, l’étonnement que lui avait causé ma prononciation, et ses mots rapides, liquides, avaient glissé sur mes oreilles, sans qu’il me fût possible de les saisir (P. 38).’

Quelquefois, il lui est même impossible de suivre les conversations : les gens parlent trop vite (P. 42) ou ils prononcent mal ce qu’ils disent. Un samedi, après avoir dîné avec James au restaurant chinois, l’Oriental Pearl, il est présenté à Dylan qui, comme Ann Bailey et les Burton, n’arrive pas à prononcer correctement son nom, l’appelant : « Mister Djack Rivel » « Franchi ?» (P. 175).

Car la mauvaise prononciation est réciproque : les blestoniens eux-mêmes ne parviennent pas à prononcer le nom de cet étranger. Etrangers sont ceux qui s’efforcent de lui parler de façon à ce qu’il les comprenne - comme un soir où, après avoir regardé un film français au Continental avec Lucien, il rencontre George Burton qui les emmène boire au bar de la Licorne. Il commence d’abord à leur parler, « en français avec un fort accent, puis après avoir buté sur un mot, changeant de langue, (et nous lui répondions avec un fort accent), changeant de langue mais s’efforçant de bien articuler ses consonnes pour que nous le comprenions aisément, et recherchant les gallicismes, aplanissant la mélodie de ses phrases à notre contact, de même que, sous l’influence de parler d’ici… » (P. 321).

Rien de tel, en revanche, lors du premier entretien avec Madame Grosvenor, dont la difficulté tient essentiellement à une « prononciation nouvelle » (P. 138). Madame Grosvenor trouve surprenant l’accent de Jacques Revel. Elle ignore évidemment que l’on puisse venir d’ailleurs et que la voix en est la trace. Comme le signale Régis Debray dans Babel for ever, l’adulte garde l’accent de son enfance : « leMarseillais qui monte à Paris garde l’accent du Midi, comme le Français grasseyel’espagnol ou l’Allemand naturalisé gutturalise l’américain 164  .»

La langue accentue et élargit donc le fossé entre l’étranger et les autres. Elle rend ainsi la situation initiale du nouvel arrivant infiniment plus difficile. Ne pouvons suivre la conversation des gens qui, à leur tour, n’essayent pas de l’aider à comprendre, Jacques se trouve contraint de se retirer : « d’autant plus qu’ils parlaient trop vite, que je n’étais pas habitué à leur accent, et qu’ils ne faisaient aucun effort pour m’aider à les comprendre, de telle sorte que je me suis retiré » (P. 248). Les abréviations lui posent également problème : il n’arrive pas à déchiffrer les petites annonces de l’Evening News, « chaque mot y étant remplacé par une abréviation que je n’arrivais à traduire correctement qu’à plusieurs tentatives… » (P. 56).

Il en vient ainsi à se définir, comme identitairement, par ses faiblesses dans l’exercice de la langue et la communication : « Je suis Français naturellement, comme ma prononciation détestable vous l’avait déjà fait deviner » (P. 91) dit-il à l’ecclésiastique de l’Ancienne Cathédrale. De fait, c’est dans l’expérience du décalage entre lui et les blestoniens, entre sa présence corporelle d’étranger et sa façon de se mouvoir dans leur espace, que naît sa crainte. N’a-t-il pas perdu jusqu’à ses mots, quand la vendeuse, Ann Bailey, lui a demandé ce qu’il désirait : « La crainte que j’avais de commettre des fautes ridicules elle me rendait encore plus balbutiant » (P. 50).

Cette difficulté de communication lui signale que la maîtrise de la langue conditionne sa liberté d’agir, et c’est ce qui le pousse à réfléchir avant de parler, pour développer des conversations qui lui montrent qu’il a amélioré son anglais (P. 90). Dès son arrivée tous ses efforts visent à construire des dispositifs et élaborer des démarches pour acquérir une maîtrise de la langue et, au-delà, des niveaux de langage, des discours et des situations de communication diversifiés. Et il se montre très attentif à ses progrès, lorsqu’il constate qu’il peut échanger et suivre de « longs discours » tous les soirs avec madame Grosvenor avec « un peu moins de difficulté » (P. 237).

Reste bien sûr, son accent français, toujours perceptible malgré l’amélioration, mais il remarque qu’il a conservé son identité : son Moi étranger lui a même, nous le verrons, rendu la propriété personnelle de sa différence.

Car Jacques Revel ne renie pas pour autant sa langue maternelle. Immergé dans un pays anglais, il lui est au contraire nécessaire de pouvoir la parler. Ce désir est évoqué à plusieurs reprises, et lorsqu’il en a l’occasion, c’est pour lui un véritable soulagement. C’est le cas lorsqu’il rencontre Rose pour la première fois : la langue française est en effet la principale matière d’étude de la jeune fille à l’Université :

‘Pour la première fois depuis que j’étais à Bleston, j’avais l’occasion de m’entretenir avec quelqu’un dans ma propre langue ; comme j’étais reconnaissant à Ann de me permettre ce soulagement, de continuer à me sourire pendant tout ce dialogue auquel elle ne comprenait rien ! (P. 242). ’

Il éprouve le même soulagement quand il rencontre Lucien Blaise – qu’il avait déjà remarqué, huit jours auparavant, en raison de son air français – au restaurant de City Street et qu’il lui adresse la parole pour la première fois :

‘L’ayant reconnu dès que j’étais entré, j’étais allé m’asseoir à la même table que lui, à la table sur laquelle il avait posé un livre, dont j’ai déchiffré le nom de l’auteur, un nom anglais bien connu des amateurs de roman policier, et lorsque je l’ai vu sortir de sa poche un paquet de gauloises bleues, je n’ai pu y tenir, j’ai engagé la conversation, en anglais d’abord (et quel plaisir c’était de l’entendre parler avec un accent plus sensible encore que le mien !). Puis, naturellement, très rapidement en français (et quel plaisir c’était de pouvoir employer ma propre langue familièrement, sans faire d’effort particulier pour me faire comprendre ! (P. 387).’

Cet obsédant besoin de parler sa langue maternelle tient évidemment à l’histoire identitaire de chacun. En situation de « privation linguistique », la retrouver constitue une délivrance et permet de restaurer un équilibre :

‘Lorsque quelqu’un est empêché de parler sa langue maternelle, il se trouve dans un état de déchirement, parce qu’il y a tellement de choses dans notre personnalité qui se font à partir de la langue, que celui qui est privé de sa langue est en quelque sorte toujours schizophrène 165.’

Mais c’est précisément cette perte d’identité – ou cette identité négative – et le malaise qui en résulte, qui vont pousser l’étranger à apprendre la langue de l’autre, puisque, comme le signale Jennifier Waelti-Walters, « le manque de communication empêche toute progression vers le but désiré : la compréhension des environs géographiques et par là de l’univers entier166».

L’espace dans lequel vit Jacques Revel est une Babel moderne au sein de laquelle manque la communication : d’où sa ferme volonté de créer un socle possible de dialogue. Mais il découvre vite la vanité de ce projet, et se replie alors sur lui-même. Exilé, il ne cesse de s’interroger sur sa position d’étranger, et d’observer la façon dont les gens se comportent, leurs gestes et leurs paroles. Il découvre ainsi l’indifférence que ces deniers portent à autrui. À l’instar des hommes de Babel, chez qui tout étranger suscite la peur et la méfiance, les babéliens de Bleston construisent eux aussi leur propre tour pour s’enfermer, s’éloigner et se protéger.

C’est cet enferment qui donne à l’autre son statut d’ennemi, et qui nous conduit à nous demander quelle différence peut s’établir entre l’ancienne tour de Babel et celle des villes modernes du vingtième siècle.

En fait, le comportement des blestoniens reflète certainement la dualité d’une ville européenne qui se trouve incapable d’être une terre de fraternité entre noirs et blancs. Or l’expérience de Jacques Revel s’inscrit pleinement contre cette antinomie. Dans sa volontéd’effacer le mythe des races monstrueuses, qui alimente la peur de l’autre à l’égard de ceux qui ne sont pas d’ici mais d’ailleurs, Michel Butor a choisi de mettre l’accent sur une figure spécifique de l’exclu au sein même de l’exclusion : Horace Buck, en qui s’éprouve tout particulièrement la dialectique de l’inclusion et l’exclusion.

C’est une des premières personnes que Jacques Revel rencontre à Bleston. Il est « nègre », et il devient le double de Jacques, le Français blanc. Les deux hommes sont des étrangers, mais la différence entre eux, aux yeux des blestoniens, est que l’un est un blanc tandis que l’autre est noir. Et cela suffit pour que « Madame Grosvenor : « ignore jusqu’à l’existence de ce noir définitivement exilé » (E..T. P. 138).

C’est pourtant lui qui a mené Jacques Revel chez cette dame pour louer une chambre, prenant de lui-même la précaution de ne pas pénétrer dans la demeure. Mais cela n’empêche pas que l’hôtesse, indignation dans la voix et larmes aux yeux, lise et commente à son locataire le récit du meurtre commis, dans le cinquième arrondissement, par un noir. Condamnant et jugeant tous ces « black devils », « elle voue tous ces démons noirs au même enfer, à la même potence, ne parvenant pas à comprendre pourquoi le gouvernement de Sa Majesté laisse les ports de l’Ile ouvertes à ces fauves à figure à peine humaines, aux instincts violents toujours prêts à se déchaîner, qui mettent en perpétuel danger la vertu de ses filles, et ne peuvent apporter que le trouble et l’écorchement » (P. 139).

Pour elle, le noir représente la figure de la haine et de l’autre ; il est responsable des maux de la cité. Bien qu’elle n’a jamais rencontré Horace Buck, elle demande à Jacques Revel s’il sait ce que cachent les noirs sous leur airs tranquilles, s’il a déjà vu leurs yeux et leurs dents briller quand ils sortent le soir des pubs où il leur est permis d’entrer. Sa peur l’enferme dans une prison intérieure, et elle donne l’impression qu’elle se décharge sur ces noirs de ses propres fautes : l’étranger, l’exclu est toujours le bouc émissaire.

Dans son ouvrage Etrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva affirme que l’étranger est un miroir. C’est lui qui nous aide à voir plus clair. Elle pense qu’un pays en a besoin, puisque c’est la difficulté que nous éprouvons avec eux qui permet de nous confronter à nos propres démons intérieurs et d’arrêter de considérer l’étranger comme la source de tous nos problèmes167.

Relevons d’ailleurs que tous les blestoniens ne sont pas racistes. Madame Wilson, l’amie de Mme Grosvenor, épicière respectée malgré sa relative jeunesse - « Madame Wilson a bien du courage d’affronter ces regards si sournois » dit Madame Grosvenor- éprouve même une « petite tendresse particulière pour le noir Horace Buck » (P. 139).

Cette tendresse ne se manifeste pas chez Lucien Blaise qui considère, de ce fait, Jacques Revel comme un rival : « C’est dans le restaurant de City Street, où je suis retourné déjeuner dimanche, que j’avais adressé pour la première fois la parole, le samedi 8 mars, à Lucien Blaise que j’avais déjà remarqué, huit jours auparavant, dans un snak-bar d’Alexandra Place, parce qu’il avait l’air d’un français » (P. 387). C’est d’ailleurs lui, le blanc, le français de même race, qui va lui enlever sa Rose :

‘C’est ce jour-là qu’il a commencé à manigancer sa mise en scène pour nous intriguer davantage, Lucien et moi, Lucien l’évadé, l’heureux, et moi, Lucien le fiancé, le bien-aimé, le bien-aimant, et moi, Lucien qui va très bien, qui va on ne peut mieux, qui écrit des lettres à Rose, qui ne désire que sa Rose, qui a déjà conquis la Rose, et moi. (E. T. P. 289)’

Lucien est un personnage qui représente l’intégration : il se marie avec une femme de la ville et évite l’échec que connaît Jacques Revel.

Notes
163.

BUTOR, Michel. Michel Butor par Michel Butor. Présentation et anthologie. Paris : Seghers, 2003. (Coll. Poètes d’aujourd’hui). P.P. 8-9.

164.

BEBRAY, Régis. Le Feu sacré. Fonction et religieux. Paris : Fayard, 2003. P. 362.

165.

BUTOR, Michel, YVES-JEANNET, Frédéric. De la distance. Déambulation. Rennes : UBACS, 1990. p. 139

166.

WAELTI-WALTERS, Jennifer. Alchimie et littérature. À propos de « Portait de l’artiste en jeune singe » de Michel Butor. Paris : Denoël. 1975. P. 13

167.

KRISTEVA, Julia. Etrangers à nous-mêmes. Paris : Fayard, 1988.