L’exclusion

Jacques Revel, privé de son pays pendant une année, selon les termes de son contrat, ne peut que regretter de ne pas être resté en territoire familier. Bleston lui inspire une suite de sentiments négatifs, tels que la solitude, l’isolement, l’aliénation et le dépaysement, faisant de lui un exilé. Ce sentiment d’exil suscite une opposition entre l’espace idéalisé de la France et l’espace hostile de son exil. Mais que l’isolement soit choisi ou imposé, le texte joue sur les deux aspects, mêlant le rejet de l’étranger par la ville et celui de la ville par l’étranger.

L’attitude de Revel est, en effet, double : il se sent mal à l’aise et c’est justement ce sentiment qui le précipite dans la marginalité – position qui atteint toujours l’individu quand il n’est pas chez lui. Pour échapper à cette disgrâce, il se sent proche de ceux qui viennent de l’étranger, au premier rang desquels ce Noir de Sierra-Leone grâce auquel il trouve son équilibre, par la découverte d'un semblable : Horace Buck. Michel Butor confie qu’à Manchester il a rencontré des noirs, et que c’est ce que lui a donné l’idée de faire d’un d’entre eux un personnage de son roman :

‘J’ai rencontré des Noirs lorsque j’étais à Manchester parce qu’il y a beaucoup de Noirs à Manchester, et je n’aurais pas eu l’idée de mettre des Noirs dans L’Emploi du temps s’il n’y en avait pas… Je n’aurais pas eu l’idée… au fond, je n’en sais rien, mais tout de même, si j’ai mis ce Noir c’est parce que j’avais vu des Noirs, que j’avais vu un peu leur façon de vivre, mais il n’y a évidement pas un Noir particulier, qui soit ce Noir, cet Horace Buck que j’ai décrit 168. ’

C’est donc à travers ces Noirs rejetés, que Michel Butor va définir le sens de l’étrangeté. L’étranger est celui qui est né ailleurs, et n’appartient donc pas à Bleston de la même façon que les natifs de la ville. D’ailleurs, Buck est le seul des habitants de Bleston à avoir reçu Jacques chez lui : « je n’aurais pu le décrire que comme un grandnègre à la diction lente et embarrassée ; mais il était le seul habitant de Bleston à m’avoir introduit dans sa maison » (P. 43).

Les deux hommes éprouvent et partagent une même haine envers Bleston, et Horace Buck est réconforté d’avoir rencontré « un blanc capable de la partager cette haine, ce qui en modifiait la portée, ce qui la justifiait et la consolidait » (P. 37). De son côté Jacques Revel est fasciné par cet « homme de couleur » en qui il retrouve le sentiment d’exclusion qui l’affecte. Et il considère son lien avec lui comme une nécessité face aux épreuves terribles que lui impose la ville, aux tourments que fait naître en lui l’impression de ne pas parvenir à vivre avec autrui. Ils se retrouvent dans la frustration. Lucien, comme James, peut bien s’étonner de voir Jacques Revel avec ce nègre, et se demande quelle sorte de conversation ils peuvent avoir entre eux ; il ignore toujours qu’ils ont bel et bien en commun un sujet obsessionnel de discussion :

‘[…] inépuisable de plaintes et d’injures, alors que nous t’avions, Bleston, comme aliment perpétuel de nos entretiens monotones coupés de longs silences ; je savais que je ne parviendrais même pas à le faire comprendre à Lucien qui t’était resté trop étranger, Bleston, pour estimer encore son futur beau-frère, James Jenkins, à sa véritable valeur (E. T. P. 377).’

Mais Buck le renforce dans son étrangeté. Et s’il décide de sortir de chez lui, c’est parce qu’il ne pouvait pas « rester un instant de plus à ne rien faire, à attendre dans cette lumière de plus en plus maussade, et surtout, il fallait que je le quitte lui, ce nègre pour qui je ne pouvais rien » (E. T. P. 37).

Sa rencontre avec un autre étranger : Lucien Blaise, le français, le blanc, l’opposé de Buck, le place dans un autre rapport, puisque ce dernier devient son rival et lui enlève Rose. On retrouve ici le couple conflictuel de Caïn et Abel, qui fascine l’écrivain Butor/Revel. Alors que Horace Buck fait accéder Revel à l’écriture, donc aussi à l’isolement, Lucien lui prend Rose, qui avait attiré son attention parce qu’elle étudiait le français à l’université. A travers cette double figure se lisent les deux moyens d'apprendre la ville : les contacts avec autrui ou la lecture.

Notes
168.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Paris : Gallimard, 1967. P. 101