L’errance

Puisque Jacques Revel a raté le train direct qu’il aurait dû prendre, personne ne l’attend à la gare. L’entrée à Bleston s’effectue sous de mauvais auspices : il rate son entrée en scène. En scène, puisque la gare avec ses lumières multiples est présentée comme un théâtre : le rideau se lève, les lumières se multiplient et le héros arrive. Seul, puisque l’heure d’arrivée du train va à l’encontre de l’usage des habitants. Jacques Revel ignore d’ailleurs que l’heure de son embarquement était « incongrue » (P. 10), sinon il aurait retardé son départ. Mais le voici, tel un paquet ou un « convoipostal » (P.10), et non comme un voyageur en mission précise. Envahi par la peur et l’envie de s’enfuir, enveloppé d’un air étranger, entouré des trains immobiles, il continue à marcher sur « ce sol nouveau » (P.11).

En fait cette nouvelle terre va l’égarer de plus en plus, suscitant la peur et installant tous les aspects d’une Babel moderne : une espace de démesure qui suscite plusieurs formes d’errances, sociales et géographiques, car le Moi étranger crée simultanément en lui un réflexe de repliement identitaire et une constante volonté d’intégration dans le cadre de la ville. Ce réflexe et cette volonté prennent la forme d’une errance désirée : retour à la condition de vagabond qui semble caractériser l’humanité depuis le commencement de l’histoire, puisque selon la Genèse, Caïn est parti en errance sur la terre avant de s’établir à l’est d’Eden169. Jacques Revel s’inscrit à son tour dans cette lignée des grands errants, successeurs de Caïn.

À Bleston, l’espace représenté se fonde sur une structure topographique essentielle qui se reflète dans celle du roman. Elle apparaît vite comme une composante dominante, au point de devenir objet principal de l’attention, du discours et du destin du narrateur. Une correspondance particulière s’établit en effet entre les lieux réels et sa propre vie. De ce rapport entre la topologie de l’écriture et la topographie de la ville dépend le sens du récit ; il donne à l’univers médiocre de Bleston une valeur significative, et l’errance du « journal » se développe en lien direct avec celle des déambulations urbaines.

Car si les places et les lieux sont différents, c’est leur ressemblance et leur uniformité qui déroute Jacques Revel : « Quand je suis entré, j’ai dû me rendre à l’évidence : déjà ce court périple m’avait égaré ; j’étais arrivé dans une gare, Bleston New Station, tout aussi vide que la première » (P.13). « Il m’a fallu plus d’une demi-heure encore pour arriver, non au terme que j’espérais de ce radotage (la rue se prolongeait au-delà, sans limites visibles, toute droit dans sa désolation douceâtre), mais à une autre interruption, à un rond-point … » (P. 41).

Pour franchir Bleston à pied, il doit faire de nombreux détours par le même rond-point, qui devient l’une des représentations concrètes de son enfermement. Car la Ville Nouvelle constitue un espace sans repères, sans commencement ni fin, incompréhensible, et échappant à toutes formes traditionnelles :

‘C’était comme si je n’avançais pas ; c’étais comme si je n’étais pas arrivé à ce rond-point, comme si je n’avais pas fait demi-tour, comme si je me retrouvais non seulement au même endroit, mais encore au même moment qui allait durer indéfiniment, dont rien n’annonçait l’abolition… (E.T .P. 42).’

Comme nous l’avons vu, le plan de la ville ne favorise guère la recherche du narrateur : difficile à utiliser, il n’empêche pas de se perde à nouveau :

‘… j’ai commencé par me perdre, malgré mes précautions, malgré le plan que j’avais emporté, difficile à utiliser à cause de l’éclairage particulièrement parcimonieux dans cette région de la ville, et ça cause de la pluie qui battait ce soir-là. (P.75)’

La cité n’est donc pas un lieu d’accueil ou de protection, mais une Babel moderne, un vaste réseau clos sur lui-même. Jacques Revel entre dans le labyrinthe de la ville, que l’orgueil de l’Homme a créé par sa seule volonté, recréant ainsi son enfer terrestre. Ce piège qui tend à dévorer celui qui s’y aventure, ce monstre urbain : comment l’aborder, ou même en saisir l’image ? Le seul moyen d’y parvenir est de continuer à circuler le plus possible dans ses grands boulevards, sans nourrir pourtant l’espoir de véritablement en maîtriser l’espace global et les multiples ramifications internes :

‘Jamais je n’ai renouvelé cette tentative de lui échapper en marchant droit devant soi, trop sûr que mes forces s’épuiseraient, que le temps de répit passerait, bien avant l’arrivée au passage de mon désir, bien avant la délivrance, la certitude d’être sorti… (P.P.43-44).’

Car Bleston est une ville de démesure, de solitude, d’errance : telle est la vie de la Babel moderne qu’elle brouille tout repère, égare le corps et trouble l’esprit. Elle est une ville maudite, liée sans nul doute à d’autres villes maudites. Babel, telle qu’elle est présentée sur le vitrail d’une fenêtre de l’Ancienne Cathédrale, ne s’y marie-t-elle pas avec les cités bibliques répudiées par Dieu, Sodome et Gomorrhe, mais aussi avec d’autres villes déchues : celles de la Mer Morte ou la Rome impériale ?

Un des traits récurrents et majeurs qui caractérise cependant l’errance de Jacques Revel, et qui la différencie du vagabondage, est qu’elle s’assigne toujours un objectif. Elle commence quand il décide de ne pas rester dans le logement de L’Ecrou : son but est alors de chercher un meilleur logement : « je ne puis pas rester ici, dès demain je vais me mettre en quête d’un logement meilleur » (P.23). S’il s’était contenté de ce qu’on lui proposait, jamais il n’aurait pu vivre toutes les expériences qui vont le conduire à explorer Bleston et sa signification profonde. Il décide donc de déménager pour un de simple besoin de confort, mais bientôt c’est le fait de recueillir des informations sur Bleston qui prend le dessus. Son statut d’étranger détermine une recherche qui passe par des questions incessantes, mais aussi par la consultation minutieuse de nombreux documents.

En ce sens, l’errance de Jacques Revel n’est pas pressentie comme absurde, comme celle des personnages de Sartre, Camus, Ionesco et Beckett. On peut même estimer que ce rebelle marche dans la nuit de l’histoire pour arriver au lendemain. Les ombres ne l’empêchent pas d’agir ; il essaye de recréer une espace pour toutes les paroles : celles de la langue maternelle et celles des autres langues, tel l’anglais parlé à Bleston. Car, même s’il vit dans l’inquiétude et l’angoisse, le fil de son errance est surtout marqué par le sentiment de l’absolu. Et son apprentissage errant de Bleston le mettra, le moment venu, en mesure de devenir le guide de Lucien Blaise « à qui je continuais à montrer méthodiquement cette ville, coin après coin, heureux de servir de guide » (P. 264).

Notes
169.

GEREMEK, Bronislaw. Les fils de Caïn. Pauvres et vagabonds dans la littérature européenne (XVe XVIIe siècles). Paris : Flammarion. 1991.