Caïn

Comme la légende173 le raconte, Caïn est le premier fils du premier homme. Il est aussi le premier criminel. En tuant son frère Abel, il inaugure une geste du fratricide, donc de la malédiction. Dans la littérature, son image d'assassin est assez connue, et de nombreux écrivains ont vu dans l’histoire des deux frères le symbole de l’affrontement entre l’axe du Bien (Abel) et l’axe du Mal (Caïn)174.

Dans L’Emploi du temps, le récit du crime proprement dit disparaît, au profit de son seul « tableau » final du « meurtrier triomphant », où s’associent référence bibliques et mythologie grecque :

‘Caïn tuant son frère Abel, Caïn dans une cuirasse lui moulant le ventre avec des rubans flottant sur ses cuisses comme Thésée, presque dans le même attitude que Thésée aux prises avec le Minotaure, penché comme lui, le pied gauche posé sur la poitrine de sa victime allongée mais relevant la tête, nue, déjà blessée, si différent pourtant, brandissant un troc (P. 90).’

Pourquoi consacrer un vitrail d’église aussi immense à un meurtrier, un hors-la-loi, un « réprouvé », se demande Jacques Revel ? – Adam aussi avait manifesté son étonnement lorsqu’il avait trouvé Caïn en vie : « N’as-tu pas tué ton frère Abel ? ». Mais l’explication est donnée dans la tradition par la réponse qui lui est faite : « Père, jeme suis repenti et j’ai été pardonné 175 ». L’image d’un Caïn pardonné et non plus coupable est due à un bouleversement interprétatif 176 dans la littérature contemporaine : l’enjeu du face à face entre Caïn et Abel, puis entre le Seigneur et Caïn, se développe à partir de cette question : pourquoi l’Eternel, qui a porté un regard favorable sur Abel et sur son offrande, et non pas sur Caïn et la sienne, pardonne-t-il à ce dernier ?

Aussi bien, puisque l’ecclésiastique de l’Ancienne Cathédrale signale à Jacques Revel que l’artiste qui a conçu et réalisé ce vitrail a respecté le texte biblique d’aussi près qu’il a pu, c’est en nous référant au texte biblique et à ses interprétations, que nous allons chercher une réponse à cette question de la fraternité. Certains critiques et exégètes soulignent, en effet, l’absence de toute conversation réelle entre les deux frères, puisqu’Abel écoute mais ne parle pas :

‘Non seulement le dialogue horizontal ne s’établit pas réellement entre les deux frères, mais les tentatives qui sont faites pour l’établir aboutissent à une sorte de parodie du dialogue et, en fin de compte, au meurtre. En effet, si Abel est muet tout au long de sa dramatique existence, Caïn, lui, parle beaucoup, mais en verticale seulement, dans le dialogue que Dieu instaure avec lui 177  .’

Est-ce du fait de ce dialogue que Dieu non seulement a pardonné à Caïn, mais l’a même béni ? En témoigne, sur le vitrail, un tatouage sur le front, et un ruban qui court dans trois scènes, avec des inscriptions presque illisibles, mais déchiffrables : « posuique Dominus signum » (« et le Seigneur lui imprima un signe ») est une expression tirée de la Vulgate, Genèse, chapitre 4, verset 15 » (P. 93). En fait, Dieu a marqué Caïn au front, « non pour l’anéantir » (P. 93), mais au contraire, et selon l’hypothèse qui est venue d’abord à l’esprit de Jacques Revel, pour que nul de ceux qui le rencontrent ne le frappe : « pour le rendre invulnérable, pour que les autres hommes s’écartent de lui terrifiés ». C’est ce que confirme la scène de gauche, au-dessous de « Caïn laboureur », montrant à Jacques « Caïn, la brûlure au front,accompagné de sa femme Themech, [qui] marche dans une sorte de désert où les silhouettes s’enfuient au loin » (P. 93).

Or, puisque le vitrail, comme l’explique bien le prêtre, est consacré à Caïn et à sa descendance, et puisque c’est une œuvre de la Renaissance, l’artiste confère ainsi à Caïn le privilège d’être « le père de tous les arts » (P. 95) : exilé, fuyant, errant – mais artiste. Sans doute est-ce pour cela que le vitrail le place à droite et qu'Abel se retrouve à gauche (« N’était-ce pas la gauche, le côté de la réprobation ? », P. 96).

C’est que le symbolisme du Mal et du Bien, comme le montre Mircea Eliade, relève d’une série de dualités où chaque terme est étroitement dépendant de son contraire : « si le Mal disparaissait, le Bien cesserait avec lui 178 ». En déplaçant le Mal et le Bien, le vitrail propose une réactualisation du mythe, où Caïn n’est plus coupable mais béni. Cette bénédiction prélude à une nécessité profonde d’ouverture, et même à ce qui deviendra dialogue des cultures.

Mais il est aussi question des descendants de Caïn, comme lui « personnages dupremier plan » (P. 94) : ils sont le peuple de la ville, et les fondateurs de la civilisation : Yabal, Yubal, Tubalcaïn…

Notes
173.

Le quatrième chapitre de la Genèse raconte l’histoire de la naissance de Caïn et Abel, du fratricide, de l’errance de Caïn, de sa descendance et de celle de Seth.

174.

Cette expression est le principe de l’axe du bien et l’axe du mal qui a resurgi il y a quelques années pour donner une justification à la guerre menée par les Etats- Unis contre quelques pays comme l’Irak, où se trouvent Babel ou Babylone. Jean-Michel Espitalier a écrit un texte intitulé From En guerre, justification qui illustre bien le « principe » actuel du Bien et du Mal…

175.

GRAVES, Robert, PATAI, Raphael. Les Mythes hébreux. Op. cit., p. 106.

176.

Voir HUSSHER, Cécile. « La Folie de Caïn, ou Satan vaincu », in Figures bibliques, figures mythiques, ambiguïtés et réécritures. Paris : Editions Rue d’UIm/Presse de l’Ecole normale supérieure. 2002. P. 81.

177.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p. 103.

178.

ELIADE, Mircea. La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions. Paris : Gallimard.1971. P. 224.