Caïn / Jacques Revel et Babel

La Renaissance a fortement restauré l’image de Caïn, et l’intérêt que suscite ce personnage ne s’est pas démenti depuis, dans les arts et la philosophie comme en littérature : on sait, par exemple, la place que lui donne Hugo194. Butor s’inscrit dans cette lignée. L’image qu’il en offre est foncièrement duelle. Dès le début Caïn travaille la terre, « profugus in terra», « vagabond sur la terre » (P. 93) : errant et laboureur, il produit et transforme. Après le meurtre, il devient un créateur de civilisation. Il fonde une ville. Plus tard, ses descendants, les fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, entreprennent à leur tour de bâtir leurville. Et c’est ce qui, sur la base du mythe des origines et de la façon dont il est développé dans les premiers chapitres de la Genèse, fait que l’histoire de Caïn et celle de Babel se font écho195. D’ailleurs, dans l’ancienne cathédrale, quatre vitraux, sur le côté droit du déambulatoire, représentaient les villes maudites – « Babel, Sodome, Babylone, Rome impériale » (P. 102) – avant que l'effondrement d'une grande partie du mur de la tour, en 1835, ne les détruise.

Le prêtre regrette amèrement l’altération du premier : « Voici Babel, en bien mauvais état, hélas, souvent et mal réparée. Seul demeure à peu près intact, au milieu d’un réseau de plomb serré et désordonné, le sommet très inachevé de la tour » (P. 98). Il explique à Revel, en lui dessinant la silhouette de l’édifice, que les deux ou trois étages initiaux sont réduits maintenant à quelques pans qui s’élèvent au milieu de treuils et d’échafaudages, semblables à des crocs qui cherchent à happer le ciel. La finesse des traits et des couleurs ne peut-être appréciée que dans une lumière propice. Mais toute la partie inférieure a disparu. Et de Babylone, il ne reste que le visage de Nabuchodonosor, portant pour cheveux des plumes de corbeaux (« changé en bête »), et la dernière lettre de l’inscription « Mané, Thecel, Pharès», avec le doigt qui achève de la tracer.

À Jacques Revel qui s’étonne que seul le vitrail de Caïn ait été si bien conservé, le prêtre explique que c’est l’évêque d’alors qui a voulu faire de Bleston une ville de Caïn (« Il a voulu faire de notre ville une ville de Caïn ; cette cathédrale est une cathédrale de Caïn… »). Car elle est ville de modernité. Loin de dormir sous la protection de Dieu, Bleston devient alors, selon la vision de Jacques Revel, une ville sans dieu où l’homme semble triompher grâce au développement technologique. Est-ce là la marque de sa malédiction originelle ? Elle rejoindrait alors le cortège des villes que Jacques Ellul, spécialiste de la symbolique de la cité dans les textes sacrés, n’a cessé d’étudier, depuis les premiers bâtisseurs jusqu’à l’Apocalypse.

Comme la tour de Babel, très haute et construite de briques, Bleston est bâtie en briques et même les parapets de ses ponts sont plus hauts qu’un homme : « …juste après Port Bridge que j’appellerais, moi, le pont aveugle, avec ses parapets en plaques de fonte boulonnées, plus hauts qu’un homme… », ou encore « …mais séparé d’elle par un mur de briques, lui aussi plus haut qu’un homme… » (E.T. PP. 58-56). Et on retrouve également l’image du mur de briques sur les vitraux de Caïn : « Et qui est ce maçon qui lui fait pendant à droite, édifiant un mur de brique ? » (P. 93)

Notes
194.

Dans La Fin de Satan, Hugo décrit la chute interminable de l’esprit du mal par une triple malédiction qui porte les noms de Caïn, Judas et Barrabas, in Caïn figures mythiques, p.66

195.

LÉONARD, Véronique. « Caïn et l’est d’Eden », in Le lieu dans le mythe. Op. cit., p. 33.