Revel - Thésée

Si Caïn est le personnage principal du vitrail de l’Ancienne Cathédrale, celui des tapisseries du Musée constitue une énigme pour le visiteur étranger, car le mythe de Thésée est d’une plus grande subtilité que le mythe biblique. Sur le plan architectural la disposition même des salles du Musée est marquée par une dualité significative. L’escalier se sépare en deux branches, une pour la montée et l’autre pour la descente. Le palier communique par deux portes, une pour l’entrée et l’autre pour la sortie. De ce fait, la lecture commence non pas par le premier panneau, mais par la onzième, qui se trouve dans la cinquième salle : l’épisode de Thésée aux prises avec le Minotaure, le plus connu de la légende.

Cette dualité suppose aussi une lecture duelle, car dès le début se dessine un lien entre Jacques et ces tapisseries. Signe prémonitoire : il effectue sa première visite au moment où on lui délivre sa première carte d’identité d’étranger à Bleston :

‘J’étais entré pour la première fois dans le Musée, que, pour la première fois, je m’étais trouvé en face des tapisseries Harry la veille en attendant que le photographe eût développé ces petits portraits de moi-même dont la Police avait besoin pour m’enregistrer, et dont je possède encore un exemplaire, collé, tamponné sur la carte d’indenté d’étranger que l’on m’a remise ce jour là (E..T. P. 277-278). ’

Nous allons voir comment cette œuvre prend, au fur et à mesure que passent les semaines et les mois, la forme d’un miroir reflétant la vie du stagiaire étranger, et comment, en conséquence, les personnages réels et mythiques finissent par se recouvrir à peu près entièrement. Relevons d’abord que sa présentation ne la constitue pas comme un objet en soi : elle est décrite à partir d’une prise de conscience – cette même prise de conscience de la réalité que Michel Butor associe au genre du roman :

‘Le roman est une forme particulière du récit. Celui-ci est un phénomène qui dépasse considérablement le domaine de la littérature ; il est un des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité. 196

Cependant, comme le signale Else Jongeneel, les tapisseries fonctionnent pour le lecteur comme un miroir prospectif197. Leur lecture offre un témoignage du lien entre mythe et réalité : par un jeu d’analogies, le moi de Jacques Revel s’entrelace de façon remarquable au texte mythique, et ce processus d’unification donne l’impression que le texte même se développe selon les aventures vécues par le protagoniste.

Les épisodes ne se présentant pas dans l’ordre chronologique, et nulle étiquette ne précisant le sujet de chacun, Jacques Revel n’a pas pu d’emblée les regarder attentivement. Toutefois, même s’il n’a pas encore lu le guide de Bleston, il parvient à identifier le thème d’un de ces panneaux, le onzième précisément qui montre :

‘Un homme à tête de taureau égorgé par un prince en cuirasse, dans une sorte de caveau entouré de murs compliqués, à gauche duquel, en haut, sur le pas d’une porte ouvrant sur le rivage de la mer, une jeune fille en robe brodée d’argent, haute, noble, attentive, tire de sa main droite un fil se déroulant d’un fuseau qu’elle tient entre le pouce et le médius de l’autre, un fil qui serpente dans les méandres et les corridors de la forteresse… (P. 88)’

Ce n’est qu’à partir du onze juillet que Jacques Revel commence à comprendre et à déchiffrer les tapisseries, négligeant d’ailleurs les épisodes qui ne reflètent pas une quelconque liaison avec sa vie. Il commence par reconnaître Thésée, qui respire le meurtre et le carnage, et identifie aussi Ariane. Elle est séduisante et abandonnée :

‘Ariane qui, dans la salle suivante, à l’angle de Museum Street et de Roman Street, repose endormie, abandonnée sur le rivage d’une île montagneuse (Naxos) sans se douter que derrière ces rocs vient de débarquer, d’un autre navire, un jeune dieu sur un char traîné de léopards suivi de tout un cortège. (P. 207)’

L’expérience personnelle du narrateur se retrouve ainsi très nettement dans les panneaux. D’emblée, le portrait des sœurs Bailey y trouve place. Rose est un peu plus jeune et plus petite que sa sœur aînée, à qui elle ressemble beaucoup : sur le onzième panneau on voit : « une jeune fille en robe bleue brodée d’argent, haute, noble, attentive…. », et une autre jeune fille apparaît de l’autre côté « très semblable mais plus petite et drapée de violet » (P. 88). Et les deux sont emportées par un bateau en compagnie du même prince, échappant à Jacques Revel/ Thésée qui les avait accompagnées.

Mais l’assimilation va plus loin que le seul combat : c’est l’histoire même des héros (Thésée/Revel- Pirithoüs /Lucien) qui entre en coïncidence et en écho. Quand Jacques fournit à Lucien son interprétation, ce dernier s’amuse d’entendre son interlocuteur affirmer qu’ :

‘Ariane représentait Ann Bailey, que Phèdre représentait Rose, que j’étais moi-même Thésée, qu’il était lui-même ce jeune prince que dans le quinzième panneau, la descente aux enfers, je guidais dans la conquête de l’épouse de Pluton, de la reine de l’empire des morts, Proserpine. (P. 227)’

Cette explication révèle pour le moins la profonde méconnaissance que Jacques Revel a de son entourage : ce n’est que vers la fin juillet qu’il apprend la nouvelle des fiançailles de Lucien et de Rose, et qu’il prend toute la mesure de son propre échec. Ne connaissant d’autre blestonienne qu’Ann, il s’est hâté de la considérer comme parente de n’importe quelle beauté tirée de la mythologie : il lui associe spontanément la figure d’Ariane, en même temps qu’il assimile Rose au personnage de Phèdre : « maintenant n’importe quelle figure belle me ramène invinciblement vers la sienne» (P. 133).

Mais le déroulement de l’histoire ne correspond pas à celui du récit… Afin de reconstituer et d’interpréter cette rupture, Jacques Revel tente de se remémorer les connaissances limitées dont il disposait au début de son séjour à Bleston, quand il ignorait que les dix-huit panneaux de laine constituaient toute l’histoire de Thésée, et qu’il ne disposait pas encore du guide de la ville.

D’autres critères d’analogie et d’identification parsèment le texte. Un trait d’union existe, comme le signale Else Jongeneel 198, entre la plume de Jacques Revel et le poignard de Thésée auquel est attaché le fil qu’Ariane tient entre le pouce et le médius. Et que dire du fil d’Ariane, « épais comme une artère gorgée de sang», serpentant dans les corridors du labyrinthe, et du fil des phrases labyrinthiques où se plonge le narrateur ?

Des échos qui se construisent de manière de plus en plus serrée entre les tapisseries du Musée et la vie de Jacques Revel, émergent surtout deux séries. La première rapproche le Musée et le livre Meurtre du Bleston : c’est le 3 novembre que Revel vient voir le onzième panneau consacré au « meurtre du Minotaure », donc trois jours après le dévoilement du nom de l’auteur du roman. Le lien entre le fratricide de Bleston et celui des tapisseries est donc aussitôt mis en relief. Dans le vitrail, il valait à Caïn le titre de père de tous les arts ; dans les tapisseries, il vaut à Thésée le titre de roi. A partir de là, ces dernières peuvent prendre, selon une ambivalence qui ne nous étonne plus, une signification aussi bien positive que négative.

La seconde série d’échos accuse plus fortement encore que l’histoire d’Ariane la ressemblance entre Jacques et Thésée, et tient aux attributs du héros combattant. Thésée est une figure représentative du monde antique, et Jacques Revel est un héros moderne, dont l’arme est le crayon. C’est avec lui qu’il choisit de combattre par tous les moyens le monstre de Bleston, dans le même défi que celui de Thésée face au Minotaure : « Jacques Revel qui veut ma mort, regarde ce nouveau visage de l’hydre, comme il est fort, comme il sera difficile à abattre» (E.T. PP. 305-306).

C’est le 11 juillet que Revel rapporte sa deuxième visite au musée, effectuée le 9 décembre précédent. Cette même journée du 11 juillet, Burton s’est fait renverser par une voiture dans Brown Street, vers six heures et demie, pendant que Revel dînait « tranquillement au Sword, songeant aux tapisseries du Musée et à cette Ariane, cette Ann » (P. 215). Il se rappelle sa visite, mais pourquoi ne dit-il rien du treizième panneau consacré à la mort d’Égée ? Ce n’est que plus tard qu’il raconte comment Egée a été victime de la négligence de Thésée. Ce dernier obtient le titre de roi, non pas par sa victoire sur le Minotaure, mais à la suite d’un crime intentionnel. Jacques Revel se sent donc directement impliqué dans la tentative de meurtre contre Burton, ce « frère » qu’il a trahi par le dévoilement de son véritable nom.

Notes
196.

BUTOR, Michel. « Le roman comme recherche », In Répertoire I. Op. cit., p. 7.

197.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le pacte romanesque. Paris : José Corti, 1988. P. 50.

198.

Ibid., p. 53.