Lucien - Pirithoüs - Dionysos

Lucien est arrivé à Bleston en mars, et Jacques Revel voit en lui le jeune prince du quinzième panneau, « La Descente aux enfers ». Ce panneau est l’un de ceux qui a le plus longuement résisté à l’interprétation. Rappelons les grandes lignes de la légende. Comme Thésée était très réputé pour sa force et sa vaillance, Pirithoüs voulut les éprouver et enleva des bœufs qui lui appartenaient. Lorsqu'il apprit que le héros avait pris les armes pour le poursuivre, au lieu de fuir, il revint sur ses pas et se porta à sa rencontre : mais, dès qu'ils se trouvèrent en présence l'un de l'autre, ils furent frappés réciproquement d'admiration par leur beauté et leur air de hardiesse, et renoncèrent à se combattre. Pirithoüs, le premier, tendit la main droite à Thésée et le pria d'arbitrer le dommage causé par l'enlèvement des boeufs, ajoutant qu'il se soumettrait volontiers à la peine qu'il fixerait. Thésée non seulement l'en tint quitte, mais sollicita son amitié et son alliance et ils scellèrent cette amitié par un serment.

Puisque Jacques Revel s’imagine être Thésée, hésitant entre les deux sœurs Ann-Ariane et Rose-Phèdre, Lucien devient tout naturellement à ses yeux Pirithoüs, le jeune prince que, dans le quinzième panneau « je guidais dans la conquête de l’épouse de Pluton, de la reine de l’empire des morts, Proserpine » (P. 227).

Mais ce jeu d’assimilation n’est pas sans risque. Le 8 août, en effet, Jacques Revel, donne à Rose le nom de Perséphone, « Rose, ma Perséphone » (P. 274). Il se trouve alors dans l’obligation de modifier l’événement mythique, car, sans y prendre garde, il a ouvert à Lucien-Pirithoüs le chemin qui lui a permis de faire la conquête de Rose. Son compatriote lui enlève la femme qu’il aimait, cette Perséphone dont il se rend compte qu’elle est aussi Phèdre :

‘Rose, ma Perséphone, ma Phèdre, ma Rose qui s’est ouverte dans ce marais de Paralyse et de Gaz lourds, depuis le temps des grands brouillards, hélas non point ma Rose, mais seulement Rose, la désirée… (P. 274)’

Dans la légende, Thésée et Pirithoüs vivent de nombreuses aventures ensemble. Plus tard, ils décident de prendre pour épouses les filles de Zeus. Pirithoüs aide Thésée à enlever Hélène (sujet du huitième panneau des tapisseries Harry), alors âgée de douze ans, et veut de son côté enlever Perséphone, la femme d'Hadès, roi des enfers. Ils descendent ensemble aux enfers, mais sont faits prisonniers par Hadès et assis de force sur des chaises dont ils ne peuvent plus se lever. Plus tard, Heraclès, qui passait chercher Cerbère, délivrera Thésée, mais Pirithoüs restera à jamais prisonnier d'Hadès : là encore, la modification mythique se poursuit, car c’est Lucien-Pirithoüs qui arrive à s’échapper et à quitter Bleston, tandis que Jacques Revel reste dans son enfer.

Le mythe de Thésée a donc une présence intertextuelle puissante dans le roman de Butor. Et Revel est le premier à trouver encore d’autres assimilations. Lucien, par exemple, lui semble aussi jouer le rôle de Dionysos, quand il recueille amoureusement Ariane abandonnée :

‘Je le reconnais maintenant, non seulement dans ce Pirithoüs […], mais aussi dans cet autre personnage avec lequel j’avais identifié celui-ci par erreur avant de m’être acheté le guide de Bleston dans la collection « Notre Pays et ses Trésors », ce dieu, ce Dionysos du douzième panneau, débarquant à Naxos, et apercevant, tandis qu’il monte sur son char traîné de léopards, Ariane abandonnée. (P. 228)’

Ou encore, animé inconsciemment par le désir d’emmener Rose avec lui hors de cette ville maudite, Jacques Revel se surprend à substituer dans sa description de la tapisserie Phèdre/Rose à Proserpine :

‘À gauche, ils sont tous deux devant l’entrée, la faille au flan de la montagne ; au centre, à l’intérieur de celle-ci, dans une salle à stalactites, arches et fumées, aux parois tapissées de végétaux brunâtres et ruisselants, parmi des touffes d’asphodèles décolorés, ils gravissent les marches du trône dans l’étonnement des démons qui n’attendent qu’un signe pour se déchaîner, essayant d’arracher cette femme, cette Phèdre, cette Rose, encore toute vive des couleurs de son printemps, sous sa couronne et ses ornements de flammèches et de pierres précieuses, entreprise qui se termine fort mal puisque, à la droite du panneau, nous les retrouvons enchaînés tous deux dans l’enfer de cet enfer, dans une caverne à l’intérieur de cette caverne. (E.T. PP. 227-228)’

Le jeu de rôles, qui « n’est pas dépourvu d’ironie dramatique 199», se manifeste dans le fait que c’est Jacques qui guide Lucien dans la conquête de Rose. Heureux de servir de guide à son ami, il constate qu’il a préparé son « propre bafouement ». Et le jeu se poursuivra : le sauveur d’Ann se dessinera dans la personne de James Jenkis. Tous les essais de Revel pour la retrouver seront vains car Ann/Ariane est déjà très loin ; quand il la cherche encore dans l’île, l’abandonnée a été déjà sauvée par un autre dieu : « l’image d’Ann[…]comme si elle était déjà très loin de moi, comme si nous étions déjà séparés par la mer, l’image d’Ann qui s’éloignait encore de moi… » (E.T. P 360).

Notes
199.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le pacte romanesque. Op. cit., p. 55.