Revel – Œdipe

La rencontre entre Thésée et Œdipe est le sujet qu’illustre le dix-septième panneau. Pour Jacques Revel, cette rencontre entre les deux rois, celui de Thèbes et celui d’Athènes, est presque « inévitable », puisqu’ils ont en commun d’avoir été l’objet d’une tromperie portant sur leur naissance et leur lignage. Tous deux, en outre, élevés loin de leur ville natale, tuent des monstres, résolvent des énigmes, se comportent en libérateurs et sont meurtriers de leur père… Sans doute Thésée ne l’a-t-il fait que par négligence, mais on peut aussi bien dire qu’il n’en est que plus coupable : « si Egée s’est suicidé, c’est qu’il a vu la voile noire que son fils aurait dû changer, dont son fils savait que la vue risquait de le faire mourir de désespoir, alors qu’Œdipe, lui, ignorait l’identité de sa victime et les liens qui l’unissaient à lui » (P. 228).

Or, de façon significative, Jacques Revel ne parvient pas à reconnaître immédiatement Œdipe. Ce n’est que quinze jours plus tard, lors d’une autre visite en compagnie de Lucien, que le nom d’Œdipe réapparaît. Ce jour là, le deuxième dimanche de mai, George Burton accompagne les deux amis, et leur révèle qu’il est bien l’auteur du roman policier Le Meurtre de Bleston. Jacques Revel le savait déjà, et l’avait même dit à James Jenkins ; mais il hésite à l’avouer aux sœurs Bailey, car il craint de plus en plus que « son roman ne démasque cet ami de leur cousin dont la maison est, paraît-il, si semblable à celle des deux frères Winn, ne démasque son crime que lui croyait enterré depuis longtemps » (P. 229). Bref, il craint que son indiscrétion ait de lourdes conséquences. Car ce que révèle la légende grecque est que « Le détective est le fils du meurtrier Œdipe » : ce dernier a enquêté sur la dégradation d’une cité, sur un assassin qui n’est autre que lui-même. Et il découvre aussi que, s’il n’avait pas commis son crime, il ne serait pas roi de Thèbes. Or, il apparaît à Jacques qu’il en va de même pour lui : sans le crime lié au dévoilement du mystère du Meurtre de Bleston, comment pourrait-il apparaître comme vainqueur de la cité de Bleston ? La démarche est parallèle. C’est le 31 mai qu’il découvre le véritable nom de l’auteur du roman : ce qui le fonde définitivement comme détective – et donc comme assassin. C’est ainsi que l’auteur développe sa théorie du roman policier, toujours construit sur deux meurtres. Le premier assassin est celui qui commet l’acte, celui qui tue ; le second est le détective qui met l’assassin à mort.

Un autre trait marquant apparente Revel et Œdipe : la cécité. Œdipe se crève les yeux à l’aide de l’épée qui a tué son père. Or l’épée de Revel est, comme le montre Pierre Brunel, son écriture, son « stylo », avec lequel il veut tuer Bleston (P. 295). Mais c’est aussi cette épée qui le rend aveugle et, l’empêchant de voir l’amour d’Ann, le prive aussi de Rose : « Tout cela m’a rendu aveugle, et Rose et Lucien se sont rapprochés hors de moi » (P. 256) ; ou encore « Rose que j’ai perdue par cécité » (P. 249). C’est que Bleston, par ses sortilèges d’usureet de poussière, ne cesse de lui conseiller de fermer ses yeux et d’abandonner la partie : « dors, ferme donc ces yeux qui te font mal, renonce, dors» (P. 307).Alors même qu’il forge son épée contre cette « impitoyable» qui tientson cœur entre ses dents, Bleston arrachera de lui « cettelueur » (P. 350).

D’ailleurs, l’analyse se poursuit : l’évêque qui a voulu faire de Bleston une ville de Caïn a lui aussi perdu la vue (P. 101) ; et l’épée est aussi l’arme que Caïn utilise lorsqu’il tue son frère Abel. Ainsi la rencontre entre Thésée, Œdipe, Caïn et Revel se développe à la rencontre de plusieurs thèmes récurrents qui se contaminent entre eux. Comme le signale André Siganos, Revel peut même devenir le Minotaure enfermé dans le labyrinthe de Bleston : « Je m’arracherai enfin à Bleston, à cette Circé et à ses sombres sortilèges, quand enfin j’aurai la possibilité, délivré de retrouver ma forme humaine…» (P. 149). Se poursuit donc, inexorablement un parcours que le héros est le premier à reconnaître comme errance sans fin « entrant dans tous les édificesreligieux que je rencontrais dans mon errance» (P. 237), et qui est bien un parcours « caïnite ».