C. Le bestiaire de la Nouvelle Cathédrale

Ce sont les derniers mots d’une conversation avec le prêtre à propos du Vitrail du Meurtrier qui éveillent en Jacques le désir d’aller voir la Nouvelle Cathédrale : « Etes-vous allé voir, cette Nouvelle Cathédrale ? », « […] jetez un coup d’œil » (P. 103). Ce conseil est une piste indiquée au visiteur, mais Revel la qualifie de « une piste pour mieux me perdre » (P. 103).

Cette impression peut sembler à la fin paradoxale puisque c’est justement la Nouvelle Cathédrale qui va le libérer de la vision de l’auteur du Meurtre de Bleston. Ce monument montre en effet un tout autre visage de Bleston : il date du dix-neuvième siècle et possède une irrécusable spécificité, même s’il entretient une relation de bipolarité avec l’Ancienne Cathédrale. Ce qui le distingue est qu’il ne se réfère ni aux figures mythiques judéo-chrétiennes ni à celles de la culture gréco-romaine.

L’auteur du Meurtre de Bleston s’efforce d’effacer la Nouvelle Cathédrale, ne donnant de détails que pour mieux la « faire disparaître au profit de l’autre » (P. 157). Aux yeux de Jacques Revel, cette conduite résulte d’un étrange aveuglement car il a conscience que le monument dissimule d’autres réalités et qu’il ne s’agit pas uniquement d’un “ monument de sottise ”. Il va donc construire sa propre lecture afin de révéler la valeur déniée la Nouvelle Cathédrale et corriger l’œuvre de Burton.

En effet, cet « édifice déjà ancien » (P. 305) propose lui aussi des connotations à déchiffrer et une représentation symbolique de la réalité. Bleston, la ville maudite qui « désire ta mort autant que nous» (P. 375), porte dans sa Nouvelle Cathédrale des animaux sculptés qui jouent un rôle important dans l’œuvre : en particulier, les mouches, la tortue et le serpent. Examinons comment le narrateur établit un lien entre ces animaux, l’histoire de Bleston et sa propre aventure.

Quand Jacques Revel est entré pour la première fois dans la Nouvelle Cathédrale, il n’a pas pu examiner avec attention les animaux qui la décorent : « ni les mouches autour de la statue de la Vierge, ni le croisement des jubés, ni la grande tortue-luth du chapiteau des chéloniens» (P. 305). De hautes vitres blanches et une énorme paroi de briques l’ont empêché de les voir. D’ailleurs, dans le petit ouvrage qu’il a acheté au sujet de la Nouvelle Cathédrale, il n’a trouvé après coup aucun renseignement sur les mouches : « je n’y ai trouvé aucun éclaircissement sur les mouches, pas même une mention de celles qui entourent la statue de la Vierge » (P. 200). Traditionnellement, ces dernières symbolisent dans la peinture et la littérature la destruction et la mort200. Ville de malédiction, Bleston est donc tout à fait désignée pour être la cité des mouches. D’ailleurs, Jacques Revel lui-même, dès son arrivée, devient comme une mouche « rôdant à la surface de la ville comme une mouche sur un rideau » (P. 62).

Or, à Bleston il y a plusieurs sortes de mouches : réelles, sculptées, conservées, mortes et dessinées ; elles sont présentes partout, par exemple à l’hôpital Royal où, tandis que Lucien est allé chercher l’infirmière, Jaques Revel en voit entrer une par la fenêtre, et fixe les yeux sur elle : elle tourne autour de la tête de George Burton. Cette mouche « velue et métallique » se pose sur les pansements blancs puis commence à se promener sur le front du blessé, qui ferme les paupières et tente de la chasser (P.231). La mouche désigne ainsi Burton, comme pour dire à Jacques Revel qu’il est le responsable de ce qui est arrivé et, que c’est lui qui a failli le tuer.

Car les mouches désignent aussi Jacques Revel ; il est le coupable de cet accident, mais lui, il les écrase quand un essaim se met à bourdonner autour de sa tête couverte de sueur-couronne contre laquelle il se débat avec les gestes de celui qui sombre : « J’avais la tête bourdonnante » (P. 326), ou encore «je me suis demandé, la tête bourdonnante et le cœur battant»(P. 327).

Il y aussi la mouche réelle qui s’est enfermée dans la bague de madame Jenkis. Nulle coïncidence, ici, puisque, pendant que Jacques Revel parle de la Nouvelle Cathédrale, cette femme fixe

‘ses regards sur sa bague comme pour y puiser des forces, comme pour protester d’un attachement, sur ce chaton de verre à l’intérieur duquel ce n’était certes pas l’effet d’une coïncidence qu’était enfermée une mouche, une mouche réelle qui aurait pu elle aussi servir de modèle pour celles qui ornent la chapelle de la Vierge et le chapiteau des insectes, mais, je le sentais, par l’expression d’une parenté dont je ne connaissais exactement ni la nature ni l’origine » ( P. 201).’

Il y a encore, au deuxième chapitre du Meurtre de Bleston, découverte du cadavre du joueur de cricket Jony Winn, dans la Nouvelle Cathédrale. Or, une mouche se trouve précisément au-dessus de la scène du crime (P. 156).

Ces insistances font signe auprès de Jacques Revel, qui pressent une signification commune, un lien entre toutes ces mouches diverses. Le 16 août, alors qu’il visite le Musée d’Histoire Naturelle, il voit les animaux empaillés, épinglés, séchés ou plongés dans l’alcool. Or, tous sont classés selon le même principe que ceux qui sont sculptés sur les chapiteaux de la Nouvelle Cathédrale ; et dans la boîte de la famille des muscidés, il voit, parmi les diptères qu’il contemple, « une mouche semblable à cellequi est enfermée dans le chaton de la bague de madame Jenkins, une mouche semblable à celles qui tourmentent George William Burton » (P. 308).

Mais c’est surtout la mouche qui apparaît dans le rêve du 12 septembre qui montre l’autre visage de Bleston. Elle fait partie d’une immense représentation d’animaux de la Nouvelle Cathédrale, qui prend vie soudain et continue à s’élargir pour devenir Ville, voire Monde : « tous les animaux sur les chapiteaux étaient doués maintenant de mouvement et de regard, dont les jubés se multipliaient comme des barreaux d’échelles, dont les verrières n’étaient plus blanches, mais peintes de scènes changeantes avec des personnages beaucoup plus grands que nature devant des villes… » (P. 366).

Or sur la foule que ce monument abrite, à la croisée du transept, veille, dans l’ombre de la voûte, « une énorme mouche d’or et d’émail, aux yeux de houille, entrouvrant et refermant avec lenteur ses ailes de verre tremblant » (P. 366). On comprend alors que cette représentation symbolise « la mort nécessaire au renouveau de vie 201». Et c’est la même signification du lien nécessaire entre la vie et la mort que l’on trouve dans la représentation de la tortue.

Dans la mythologie, la tortue est peut-être le plus ancien symbole de la Terre : elle symbolise la création de la première terre, elle est la Terre Mère202.Le mythe grec raconte qu’Hermès, fils de Zeus et de Maia, avait trouvé une grande carapace de tortue sur laquelle il tendit des cordes fabriquées avec les boyaux des génisses qu’il venait de sacrifier. Il tira de cet instrument des sons harmonieux qui charmèrent Apollon.

Dans L’Emploi du temps, la tortue développe aussi une série de correspondances significatives. Comme pour la mouche, il y en a plusieurs sortes : réelle, sculptée et dessinée. Bien qu’elle n’apparaisse que sur le troisième panneau des tapisseries, Jacques Revel fait d’elle, « machinalement », la figure symbolique de toute la Nouvelle Cathédrale. Le dimanche 2 décembre, après une promenade à Plaisance Gardens, pendant qu’il feuillette Le Meurtre de Bleston à la recherche des allusions à ces jardins, il s’arrête sur un passage citant les deux mots « Nouvelle Cathédrale » et il dessine aussitôt « une petite image de tortue » (P. 188). Puis il s’interroge lui-même sur cette réaction : qu’est-ce qui l’a poussé à retenir la tortue parmi les nombreux animaux qu’il a vus ce jour-là à Plaisance Gardens, et qui ont tous des correspondants sculptés sur un chapiteau de la Nouvelle Cathédrale ?

Quelques jours plus tard, le 8 décembre, il se rend à nouveau à la Nouvelle Cathédrale. Il y revoit la « tortue-luth », qui fait écho au mythe grec, et la compare avec la tortue réelle aperçue le dimanche précédent à Plaisance Gardens. Sur le troisième panneau des tapisseries (« Le meurtre de Sciron »), elle est un monstre au milieu de restes humains déchiquetés :

‘( il y a cette tête aux yeux fermés, renversés, qui vient de rouler entre deux pierres, dérangeant scorpion et lézards ), dans un paysage de rochers et de buissons à l’horizon duquel se profile une acropole, l’énorme tortue semblable, avec son bec sanglant, sa tête carrelée, les replis de son cou, son œil rond, à quelque immense vautour paralysé par la transformation de toutes ses plumes en écailles de lave, ses deux grandes ailes définitivement repliées et soudées l’enfermant maintenant dans cette carapace de lourdeur que parviennent à peine à soulever ses anciennes serres épaisses en courts piliers dont les ongles s’agrippent à la terre, et ces autres pattes poussées des épaules à travers la chape, auprès de son esclave et complice, le géant Sciron qui arrêtait les voyageurs pour les lui donner en pâture. (P. 202)’

La semaine suivante, il achète le Guide de Bleston et y trouve les explications des tapisseries Harrey, en particulier en ce qui concerne la tortue de Sciron (P.199). Selon la légende Scrion contraignait les voyageurs à lui laver les pieds et, pendant l’opération, les précipitait dans la mer, où une énorme tortue mettait leur cadavre en pièces. Cette mise en rapport entre la tortue et la mort renforce évidemment la parenté de Bleston avec la mort, comme le signale Else Jongeneel « car sa chair entait dans la composition de remèdes employés contre les poisons 203  ».

Le nouvel édifice symbolise pour le héros-enquêteur l’espoir d’une ouverture d’esprit. Jacques Revel n’est plus cet homme ignorant et désorienté qu’il était au début de son séjour à Bleston. Il a vu la ville selon la vision de l’auteur de Meurtre de Bleston, maisce dernier, qui l’a si bien dirigé jusqu’alors, ne peut plus lui servir de guide : il doit partir à l’aventure tout seul afin de construire une autre lecture (P. 157), à la façon dont, sur la place de la Nouvelle Cathédrale, plusieurs affiches récentes recouvrent de plus anciennes, qui ne sont plus réduites qu’à des fragments. Ici, lecture et édifice se répondent : la première va (re)construire le second, en une œuvre mobile qui est loin d’être achevée204 : du nouveau bâtiment Jacques Revel ne voit dans son rêve que la poignée et la fente de la porte. Mais pour que cette œuvre se réalise il faut d’abord tuer le serpent de Bleston.

Car le visage de Bleston est aussi celui d’un serpent qui figure aussi dans le bestiaire sculpté (P. 164). Il est l’animal le plus dangereux car il se présente comme l’hydre mythique. D’ailleurs, c’est Bleston elle-même qui se présente ainsi à Jacques Revel :

‘Jacques Revel qui veut ma mort, regarde ce nouveau visage de l’hydre, comme il est fort, comme il sera difficile à abattre ; sur cette immense carapace, quelle brûleure minuscule provoquera tout ce que tu pourras rassembler de braise ! Je suis Bleston, Jacques Revel, je dure, je suis tenace ! et si quelques-unes de mes maisons s’écroulent, ne va pas croire pour autant que moi je tombe en ruines et que je suis prête à laisser la place à cette autre ville de tes faibles rêves, de tes rêves que moi j’ai réussi à rendre si minces, si obscurs, si dispersés, si balbutiants, si impuissants, à cette autre ville charpente, si bien enrobée maintenant (…) mes cellules se reproduisent, mes blessures se cicatrisent ; je ne change pas, je ne meure pas, je dure… (E.T. PP. 305-306).’

Visage de l’Hydre de Lerne, né d’Echidna et de Typhon, doté d’un corps de chien et possédant huit ou neuf têtes de serpents, dont l’une était immortelle (d’autres versions évoquent une cinquantaine, une centaine, ou peut-être même dix mille têtes). Le poison fabriqué par le monstre était tellement fort que son haleine ou l’odeur laissée après son passage suffisait à faire mourir. Pourtant Héraclès parvint à le tuer dans le second de ses travaux.

Pris dans son combat entre le bien et le mal, Jacques Revel se lance un défi : ce serpent ne fait qu’augmenter sa « haine » et affermir sa « résolution » (P. 307) de continuer la lutte et de devenir à son tour un héros, en tuant l’hydre par « le feu de l’écriture ». Il voit d’ailleurs l’annonce ou la préfiguration de sa victoire dans la projection, sur l’écran, d’un film consacré à la Crète : « les écailles sculptées autour des bases de l’Erechteion lui font penser aux écailles d’un serpent vomissait son encre sur nous, nous rendant méconnaissables l’un à l’autre et même à nous- même vaincu 205». Mais c’est surtout dans le Théâtre des Nouvelles qu’il va inscrire son triomphe : l’Athènes conquise est aussi bien Bleston, cette Babel de malédiction et d’oubli, cette ville du malheur qui s’acharne sur lui, « cette hydre, cette pieuvre aux bras ramifiés, cette seiche (P. 324).

Notes
200.

Rappelons que Jean-Paul Sartre a choisi d’intituler Les Mouches la pièce dans laquelle il reprend l’histoire d’Electre. Ou encore, dans Écrire, Marguerite Duras décrit la scène de la mort d’une grosse mouche, et dit combien cette mort l'a attristée

201.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le Pacte romanesque. Op. cit., p. 81.

202.

Dans la mythologie de l’Amérique du Nord, le monde est souvent décrit comme posé sur le dos d’une tortue.

203.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le Pacte romanesque. Op. cit., p. 81.

204.

Ibid., p. 78.

205.

Ibid., p 82.