D. Le Théâtre des Nouvelles et le dialogue entre les villes

L’association des cultures est fortement mise en valeur dans plusieurs œuvres réalisées à Bleston : c’est le cas du vitrail de l’Ancienne Cathédrale qui figure symboliquement un maçon édifiant un mur ; ce l’est aussi des tapisseries de la Nouvelle Cathédrale ; mais ce l’est surtout du Théâtre des Nouvelles, et de ce qu’offrent au visiteur ses diverses salles, à l’instar de la première, consacrée à l’archéologie, où sont présentés, « deux ou trois scarabées égyptiens, un vase grec, un fragment de tissu copte, une poignée de monnaies romaines, et surtout quelques monuments funéraires grossiers trouvé dans le sol de Bleston, datant du deuxième ou du troisième siècle, dont les inscriptions se rapportent presque toutes à des enfants » (P. 87).

La présence des cultures se manifeste également dans le programme de ce Théâtre, qui permet aux Blestoniens de sortir de leur ville pour en découvrir d’autres. Même si son écran est restreint, ses fauteuils de bois trop petits, et en rangées trop serrées, même si la salle est mal aérée et froide en hiver, et les images troubles à cause de la fumée des pipes, il est le seul endroit où James se rend régulièrement, l’unique ouverture qui lui permette d’entrer en contact avec le reste du monde. Et c’est par son intermédiaire que Revel le découvre avant d’en devenir à son tour un fidèle habitué. Il est particulièrement intéressé par les divers genres des villes qu’on y montre : morte ou vivante, saine ou malade, jeune, vieille, nourrissante ou exténuante. Et les spectacles introduisent à une grande diversité : la Crète, Petra, Israël et les villes de la Mer Morte, Oxford, les grands lacs canadiens, San Francisco, les ruines de Rome, Athènes, Bombay… Pourtant, dans ce tourbillon citadin, ce sont les villes mortes qui le retiennent le plus ; peut-être parce que, malgré leur destruction, l’héritage qu’elles laissent à l’humanité fait qu’elles ne « meurent » jamais vraiment.

La Crète est le lieu d’origine d’Ariane et de Phèdre : l’île du Labyrinthe et du Minotaure qu’évoque la onzième tapisserie du musée. Or, Jacques Revel erre trop dans son propre labyrinthe, pour ne pas revenir sans cesse aux palais ruinés de la Crète, et tenir à aller voir le documentaire qui lui est consacré.

Comment entrer dans la Crète, la décrypter, s’y regarder ? Comment la voir à travers une ville de malédiction ? Revel découvre à cette occasion les ressources et la puissance de l’imagination associative : au moment où il regarde le film documentaire, il en associe les paysages ou les monuments à ceux qu’il a vus antérieurement à propos d’autres cités antiques, maintenant en ruines : Rome, par exemple, avec l’Amphithéâtre Flavien, les Thermes de Caracalla, le Panthéon et le Palatin. Et cette évocation entraîne à son tour celle d’Athènes, etc. : il se développe ainsi tout un réseau de résonances convoquant diverses cultures à partir du spectacle de la Crète. Mais c’est aussi dans l’après-coup que se développe une telle pratique associative, qui témoigne de son goût pour les rencontres interculturelles sous toutes leurs formes. Quand, après avoir vu le documentaire sur la Crète, il se remet à son journal, s’impose aussitôt à lui l’image d’une autre ville morte : Petra, qui lui parait une « brûlure laissée par une ville dans la falaise que quelques colonnes chauffent encore à blanc sous le pur ciel de la Transjordanie (…) cicatrice imprimée comme la marque indélébile d’un forçat sur la peau vive de la terre » (P. 158).

L’image de la Crète concourt ainsi à métamorphoser les autres villes, toutes dévorées, comme Bleston, par les « grandes flammes »206. Magie du cinéma, qui, mettant en relief – ou créant – un lien entre les villes et les arts, les villes et les mythes, permet, pour reprendre les mots de Mircea Eliade, « de réactualiser les grands thèmes mythiques et d’employer certains symboles majeurs sous des formes inhabituelles  207 ». Il parvient ainsi à mettre en stéréophonie les œuvres d’un temps antique, passé et révolu, et le présent. Grâce à lui, la Crète va diffuser ses reflets sur d’autres villes, et jusqu’à la ville moderne, et c’est ce qui fait du Théâtre des Nouvelles l’espace privilégié d’un dialogue des cultures.

Cela est renforcé, aux yeux de Revel, grâce à une autre qualité du cinéma : son traitement de la couleur. Le bleu domine et lie en effet, dans le film puis dans les rêveries qu’il suscite, l’archaïque et le moderne. Il est la couleur fondamentale, celle du ciel intact de l’Italie, derrière lequel se dessine d’abord l’azur de la Crète ( et « derrière les pierres et les peintures, celles du palais de Minos », P. 297), et dont la diffusion se poursuit jusqu’aux gens qui habitent Bleston, les « gens d’ici ». Il est aussi couleur universelle, que l’on retrouve dans le ciel, dans la mer, et même comme teinte caractéristique de la planète. Et il est surtout couleur thérapeutique, dotée d’influence bénéfique (souvenons-nous de La Modification, où le bleu ciel de l’eau envahit la ville et le cœur de Delmont) : l’azur se diffuse, s’étend, est « pur, bénéfique immense », et le spectateur qui s’est abandonné à sa puissance associative sort de la séance « aéré et soulagé » (P. 297).

En dépit de son conflit avec la ville, Revel va être l’artisan de la renaissance de Bleston/Babel. Le rapprochement qu’il est amené à faire entre une Rome de rêve, au ciel bleu et aux pierres blanches, et Bleston, la ville de « malédiction et d’oubli » (P. 324) qui s’acharne sur son visiteur comme une « hydre », éveille peu à peu en lui un nouveau sentiment. La cité honnie lui apparaît sous un autre aspect, dans une « nouvelle lumière » : même le mur qu’il longe depuis son arrivée devient moins opaque ; il a commencé à s’amincir, comme si « une profondeur oubliée se déployait, de telle sorte que j’ai retrouvé le courage qui m’abandonnait » (P. 324). Grâce à ces « nouvelleslueurs », nées du « travail » interculturel, il se sent désormais capable de déjouer les pièges de ses rues, de s’approcher d’elle, et de la voir – à travers d’autres – telle qu’en elle-même.

Notes
206.

Jacques Revel va également voir le documentaire consacré à Sodome, à « ces marais déserts sous lesquels dorment les cendres sulfureuses de Sodome sans affleurer, aux environs de ce rocher de sel surnommé la Femme de Loth « (P. 166).

207.

ELIADE, Mircea. L’Épreuve du labyrinthe. Entretien avec Claude-Henri Rocquet. Paris : Belfond, 1978. P. 192.