Lecture des couleurs de la ville

La présence du bleu recouvre une signification étroitement liée à l’esprit de Jacques Revel et à la ville. La symbolique des couleurs 214 nous apprend que celle-ci contrôle l’esprit, la pensée et la réflexion : trois éléments qui caractérisent bien notre héros, mais aussi la « réflexion » infinie de la cité. Le bleu est d’ailleurs associé aux éléments illimités que sont le ciel et la mer. Etant d’autre part, parmi toutes les teintes, la plus indéfinissable et la plus changeante, il reflète justement la difficulté de définir Bleston/ Babel (« Bells Town » ou « Bellista » ?).

Le noir, couleur des installations ferroviaires et des gares, mais aussi du soleil noir qui se reflète sur l’Alexandre Place, traduit aussi la condition de Revel. Le signe développe en l’occurrence plusieurs connotations. C’est sur cette place que Jacques rencontre Lucien pour la première fois, « dans un snack-bar d’Alexandre Place où j’étais entré pour me réchauffer en buvant une tasse de thé, un jeune homme avec une valise qui manifestement venait de débarquer, et qui avait tellement l’air d’un français » (E. T. P. 394). Ce lieu reste mystérieux car le noir y est néant, négation de la lumière215, couleur des mystères et image de la mort. Il est aussi, à Bleston, couleur d’un « tunnel dont on ne voit pas la fin, le puits dont on n’évalue pas la profondeur216 ». Le noir des gares est exemplaire à ce titre, puisque Revel, est arrivé à Bleston en train, après avoir traversé de longs tunnels – même si la gare est aussi ouverture vers l'ailleurs (départ vers l'autre et arrivée de l'autre) : pour Michel Butor qui est lui-même un « cheminot 217  », le chemin de fer demeure également le champ privilégié de la liaison et de modification218.

La langue des couleurs de l’Emploi du temps apparaît ainsi dotée d’un dualisme qui oscille entre la lumière et les ténèbres, et symbolise admirablement les deux principes de la ville, selon ce qu’indique son nom : malédiction et bénédiction. On le constate à nouveau avec le vert, couleur des parcs qui se trouvent dans chaque arrondissement à l’exception des trois quartiers centraux : « le quatrième avec Alexandra Place, le septième avec l’Hôtel de Ville, la Nouvelle Cathédrale, Matthews and Sons, le huitième, le vieux Bleston, avec l’Ancienne Cathédrale et les halles » (P. 55). Le vert est symbole de « l’expression idéale de la nature de la terre vierge etfertile219 ». C'est parce qu'il est absent dans le centre que Jacques Revel entreprend de le créer par sa propre écriture. Mais cette préoccupation s’étend aussi aux quartiers plus périphériques, où le vert a été dégradé par l’environnement. Oak Park tire son nom d’un chêne magnifique dont Jacques Revel est allé examiner l’écorce de plus près, pour découvrir une « écorce qui semblait d’épaisse rouille, ou de pierre rongée d’acides, ou de béton mêlé de poussière et de limaille de plomb, l’écorce qui semblait déposée par l’air de la ville, comme les croûtes des anciennes constructions » (P. 60). Et la description des autres parcs confirme l’absence totale de tout ce qui en rapport avec le vert. Le Brich Parck du deuxième arrondissement, l’un des plus industriels, est un jardin de bouleaux, mais qui côtoie Port Brigde, nommé par Revel « lepont aveugle » (P. 58) : avec ses parapets en plaques de fonte boulonnées, il est plus haut qu’un homme. Quant à Brich Park, il ne constitue qu’« un long rectangle de pauvre verdure et de bosquets d’arbres légers, au feuillage tremblant, vert aujourd’hui comme les reflets des roseaux sur la surface agitée d’un étang, jaune alors » (P. 59). Le parc du troisième arrondissement, Lanes Park, « le jardin des sentiers », offre « un petit labyrinthe agrémenté de rochers en ciment ». Et celui du sixième, Green Park, jouxte le quartier cordonnier où « le ciel est devenu semblable à une lampe d’aluminisation sale ». Nul doute : Bleston est une ville de pauvre verdure, sans fleurs ni Rose.

Car le rose est également affecté de multiples variations. Il n’est pas couleur des fleurs, mais rose pâle des maisons ou rose plus soutenu des monuments publics (P. 55). Selon l’étymologie du mot latin rosa vient de ros, la pluie, la rosée et était dans l’Antiquité le symbole du premier degré de régénération et d’initiation aux mystères220. À Bleston, la couleur rose ainsi définie est remplacée par une jeune fille, Rose Bailey, pour laquelle Jacques abandonne Ann, mais qui finira par se fiancer avec Lucien. On pense au proverbe arabe qui dit : « Le monde est une rose, respire-la et passe-la à tonami  221 ». Il faut aussi mentionner « l’Oriental Rose », restaurant chinois de la place de l’Hôtel-de-ville (P. 121) que Jacques fréquente souvent au sortir du Théâtre des Nouvelles, et qu’il évoque aussi dans les dernières pages de son récit. Le lien entre la rose et l’Orient se trouve dans le lotus222, la rose à cinq pétales personnifie l’élévation spirituelle de l’homme.

Le rouge joue aussi un rôle important : dès son arrivée, Revel déchiffre l’inscription blanche sur de long rectangles rouges : « Bleston Hamilton Station » (P. 9). Il s’imbrique dans la ville de façon fort complexe. Le 4 novembre, en entrant dans l’Ancienne Cathédrale, c’est dans le « verre rouge » d’une lampe à huile que Jacques Revel aperçoit une lueur : s’agit-il d’un verre vraiment rouge ou ne fait-il que refléter la couleur du sang d’Abel qui se répand sur le Vitrail de Caïn ? Le rouge devient alors la couleur qui inonde toute la ville, selon les nuances les plus variées. Ici, c’est dans la lumière du soleil que l’image du fratricide donne la possibilité de voir la blancheur de la tête d’Abel au milieu de sa flaque de sang : le rouge y apparaît comme « une teinture épaisse depuis les blessures d’Abel jusqu’à la tunique rouge de Caïn » (P. 258). Il coule à l’instar d’une lente averse, se répandant par tout le ciel, qu’il marque de sa teinte ainsi que toute la cité : il déborde du Vitrail, commence à se répandre sur les murs et les dalles, les bancs, et même les mains de Jacques « teintes, imprégnées de cette épaisse couleur lumineuse » (P. 258). Et il varie sans cesse « rouge clair, rougeoyant, cramoisi, violacé, bleu sombre et encre », nuances qui rappellent sans doute le « Grandœuvre »223. Même dans bleu du ciel sicilien, Jacques Revel sent « poindre le rouge » (P. 390)

On le voit : c’est à travers la lecture de la langue des couleurs que les symboles butoriens se dévoilent. Car Michel Butor est lui-même fasciné par la langue des couleurs. Il développe toute une philosophie à leur propos dans Le Rouge et le Noir 224. Et, dans « Construction des couleurs » 225 , il étudie attentivement leur symbolisme et celui de leurs nuances, montrant leurs liens, leurs significations dans les mœurs, dans l’église et dans la ville. Or les nuances des couleurs du Rouge et Le Noir se retrouvent à Bleston, et font partie d’une écriture sourde qui exige elle aussi lecture et déchiffrement :

‘L’ensemble des signaux et justement de ces repères : le feu vert au carrefour nous dit que nous pouvons aller, la flèche qu’il faut tourner, la barre blanche sur son disque rouge que le sens est interdit. 226

Le lien entre ces signes constitue en effet une partie de la ville, celle que Michel Butor appelle le « quasi-texte  227», et qui sert à orienter le lecteur. Ou à le désorienter, aussi bien, si l’on croit l’interprétation que Pierre Brunel donne de l’épisode de l’accident où Georges Burton s’est fait renverser par une auto qui venait de brûler un feu rouge : cette violation volontaire du signe-symbole d’interdit est partie intégrante, selon le critique, de la confusion des couleurs qui règne à Bleston, ville où l’indistinction ne frappe donc pas seulement les langues. Michel Butor lui même s’attarde sur cette confusion. Rappelant que les couleurs doivent être d’une « extrême simplicité »228 – la couleur verte signifie l’aller tandis que la couleur rouge signifie l’arrêt car le rouge, dans la mythologie occidentale, est lié au danger – il relève que pendant la révolution culturelle en Chine, les jeunes révolutionnaires envoyèrent une pétition à Mao Tsé-toung pour lui demander d’inverser les signaux de circulation : puisque le rouge est la couleur de la révolution, du progrès et de l’aurore, il devrait signifier la marche en avant. Mais la valeur du symbole était trop forte, et il est finalement demeuré jusqu’à ce jour le signal de l’arrêt. Le lien qu’il établit, en tout cas, avec le feu se retrouve dans toute la ville, comme le remarque Jacques Revel à la fin du récit : « ce rouge au-delà de toute couleur, dont les plus superbes incendies n’offrent qu’une lointaine préfiguration impure » (P. 390).

Notes
214.

MOREL, Corinne. Dictionnaire des symboles. Mythes et croyances, d’Abeille à Zeus, 1000 symboles et concepts éclairés par la mythologie, l’ésotérisme, la religion et la psychologie. Paris : L’Arichipel, 2004. P 142.

215.

PORTAL, Frédéric. La Symbolique des couleurs. Puiseaux : Pardès, 1999.

216.

Ibid., p. 639.

217.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p.109.

218.

Dans La Modification, le personnage allant de Paris à Rome par le chemin de fer, le projet essentiel se modifie au cours de réalisation.

219.

MOREL, Corinne. Dictionnaire des symboles. Mythes et croyances. Op. cit., p. 902.

220.

PORTAL, Frédéric. La Symbolique des couleurs. Op. cit., p. 87.

221.

MOREL, Corinne. Dictionnaire des symboles. Mythes et croyances. Op. cit., p. 773.

222.

Ibid.

223.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le Pacte romanesque. Op. cit., p. 41.

224.

Dans Répertoire V, Michel Butor, sous le titre « Fantaisie chromatique, à propos de Stendhal », fait une analyse des couleurs du roman Le Rouge et le Noir. Il montre le lien des couleurs avec les mœurs et la société : le Noir, lié à l’Eglise, est aussi couleur de l’imagination de Julien. Souvent il cache le rouge, lié, lui, à deux images essentielles dans le roman de Stendhal : le feu ou la flamme d’une part, le sang de l’autre.

225.

BUTOR, Michel. Répertoire V. Op. cit.,p.190.

226.

Ibid., p.37.

227.

Ibid.

228.

Ibid., p.13.