Le sang / le feu / le mur

Bleston, au fil du roman, ne cesse, on l'a dit, de connaître incendie sur incendie. Le feu est présent sans cesse, comme s’il ne devait jamais s’éteindre. C’est qu’il ne se contente pas de détruire : il annonce une naissance plus importante que ce qu’il a consumé. Il articule ainsi un double symbolisme. Destructeur et purificateur229, il se manifeste dans l’Emploi du temps comme outil de vengeance : Jacques Revel ne brûle-t-il pas le plan de Bleston ? Mais il est aussi le signe de l’invention et de ce qui ne cesse de se recréer au fur et à mesure de la succession du temps.

Bleston est une ville babylonienne, faite de murailles en briques échaudées. Or, le feu se lie au mur, puisque la construction de la première ville, Hénok, comme le signale Pierre Brunel, « n’a été possible que par un meurtre et (…) se place sous le signe du feu »230. A quoi s’ajoute le fait que le feu est l’élément premier du processus de fabrication des briques.

Pour Jacques Revel, il est cependant aussi ce qui détruit le mur qui le sépare de Bleston quand, sortant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, il remarque que les briques semblent peintes en trompe-l’œil sur des toiles mal tendues qu’il serait facile de faire brûler : «je regardais les briques des murs comme destinées à la flamme » (P. 302).

Mais le feu produit également la lumière. A Bleston, cette ville de ténèbres, il arrive que le rouge du soleil éclate soudain, comme le lundi 28 juillet, où Revel s’attarde sur les nuances solaires sur sa table et sur ses feuilles. Puis vient le métamorphose : au moment où il essaye de manœuvrer le petit levier de son stylo, l’astre fait brûler devant ses yeux la première page blanche ; à l'endroit où il inscrit dans le coin supérieur droit le numéro « 1 », c’est la page entière qui s’enflamme (P. 244), et il voit le soleil devenir de plus en plus rouge en se répandant progressivement sur le coin gauche de sa table : « le soleil qui enfin était répandu comme un beau cercle pâle sur les taches de bleu lacté » (P. 245).

Jacques Revel se trouve ainsi dans une ville dont la partie sombre s’éclaire de temps en temps sous le rite du feu. C’est pour échapper à son obscurité qu’il brûle le plan de Bleston – et la ville lui apparaît alors sous un jour nouveau : « Bleston, dont la représentation sur ton plan, semblable à un cristal de neige noire, m’était apparue à la fin d’avril, lorsque je te brûlais en effigie, comme une sorte de négatif de la marque éblouissante imprimée au front de Caïn » (P. 347). Il tente de même de brûler le négatif de l’auteur du Meurtre du Bleston, et se demande un jour : « Est-ce la ville de Bleston qui me donne cette tendance à me venger par les flammes ? » (P. 183). Mais il est remarquable qu’il ne brûle pas le livre : il en a trop besoin car il est le guide qu’il relira à plusieurs reprises.

Notes
229.

MOREL, Corinne. Dictionnaire des symboles. Mythes et croyances. Op. cit., p. 394.

230.

BRUNEL, Pierre. Butor, L’Emploi du temps. Le Texte et le Labyrinthe. Op. cit., p. 74.