Relecture du Meurtre de Bleston

C’est en essayant de sortir du labyrinthe urbain que Jacques Revel achète ce roman, attendant de son auteur une certaine complicité dans sa lutte contre la ville. Et de fait, c'est après l’avoir lu qu'il décide de lire cette dernière. Les obstacles sont levés : le roman devient un guide qui élargit le champ de la recherche. Mais Revel-lecteur s’aperçoit vite que l’auteur n’exprime pas toute la vérité de la cité. Au fur et à mesure de son propre déchiffrement, la vérité de Bleston ne cesse de s’enrichir et de se complexifier, au point que l’opération à laquelle il se livre s’apparente de plus en plus à un acte de profanation. Ce n’est pas l’auteur qui décide de l’essence de la ville, mais le lecteur, selon sa propre vision. Une polarité inattendue s’installe : profanation et création, pouvoir destructeur et pouvoir inventif.

Revel achète successivement trois exemplaires du Meurtre du Bleston. Lors de sa première acquisition dans la librairie, on a enveloppé l’exemplaire de papier brun, avec une étiquette portant le mot : « Revenez », puis il est sorti par « une porte arrière donnant sur une ruelle silencieuse et très étroite, encombrée de tuyaux et d’escaliers métalliques » (P. 71). Cette sortie n’est en fait que l’entrée, après l’achat du roman, dans un encombrement semblable à celui des tuyaux. Sur la dernière page de couverture, un simple rectangle blanc est imprimé à la place de la photographie de l’auteur : énigme qu'il parviendra ultérieurement à résoudre à force de relectures.

Puis il perd ce premier exemplaire – « Cet exemplaire que je croyais définitivement perdu » (P. 77) – et met des mois avant de pouvoir en acheter un autre chez un libraire d’occasion, car l’édition s’est entre-temps « épuisée ». Jacques Revel découvrira d'ailleurs par la suite que l’exemplaire qu'il croyait perdu était en fait demeuré chez Ann :

‘Cet exemplaire qui occupait mon esprit depuis plusieurs jours, la maison des Bailey, cette maison où je vais si souvent, était certes le dernier endroit où j’aurais imaginé le retrouver (P. 77). ’

Il achète donc un autre exemplaire. Pourquoi ce double achat d'un roman policier qu'il vient pourtant de lire ? Pour le relire, évidemment – et le relire parce qu'il l'a perdu, et qu'il a eu de la peine à le retrouver : « en relire le texte dans celui que j’avais mis des mois de recherche à découvrir enfin dans une librairie d’occasion pour le remplacer, car l’édition s’était épuisée entre temps » (P. 77).

Nouvel achat et relecture se répètent encore : à la fin, Jacques Revel parle de trois exemplaires du roman. Mais le dernier acquis, publié dans une nouvelle édition chez Penguin, porte en quatrième de couverture la photographie qui révèle la véritable identité de son auteur, J. C. Hamilton :

‘cette fois avec nom véritable et visage, qui se trouve maintenant sur le coin gauche de ma table, à côté de celui de l’ancienne édition que j’avais acheté cet hiver dans une des librairies d’occasion de Chapel Street, pour remplacer le premier de tous, que j’avais marqué de mon nom, qui m’avait servi de guide dans les premiers mois, que je croyais perdu parce qu’Ann m’avait assuré qu’il ne se trouvait plus chez elle, que j’ai vu réapparaître entre ses mains le 1er juin, et que conserve maintenant son fiancé, James Jenkins (P. 363).’

Jacques Revel découvre à cette troisième lecture combien la première était insuffisante : elle ne laissait pas suffisamment lire les passages où s'exprimait la hargne nourrie par l'auteur à l'encontre de Bleston :

‘(…) je ne me souvenais plus que fort mal des expressions de J. C. Hamilton au sujet de la Nouvelle Cathédrale, de ses injures que je n’avais jamais remarquées vraiment avant d’avoir encore une fois relu avant-hier, avec une attention tout nouvellement aiguisée, ce passage qui m’était toujours apparu comme l’un des moins intéressant du livre. (P. 159)’

Par la suite, c’est grâce à cette relecture que Revel pourra prendre ses distances par rapport à une vision haineuse de la ville, et devenir ainsi un visiteur autonome, loin de l'étranger dérouté qu'il était jusque là : il sera alors à même de voir Bleston/ Babel selon ses propres yeux.

De la voir et de l'écrire… car même la découverte de l'auteur de l'énigmatique roman n'achève rien. Le livre appelle le livre, la lecture appelle l'écriture, et Revel a besoin d'une nouvelle carte pour reconstituer le visage de Bleston : ce sera sa propre écriture de la ville.