L’écriture et la construction babylonienne / Le double pouvoir

Si tant d’indices, et des plus divers, poussent à considérer l’Emploi du temps comme une construction babylonienne, on est en droit d’interroger le pouvoir qu’y prend l’écriture. Car, dans son combat contre la ville, l’auteur du journal comprend que l’acte d’écrire est la seule voie pour sortir de l'enlisement dans lequel il est plongé :

‘L’été sera court ; quand je partirai en fin septembre, quand je m’arracherai enfin à Bleston, à cette Circé et à ses sombres sortilèges, quand enfin j’aurai la possibilité, délivré, de retrouver ma forme humaine, de laver mes yeux, les jours n’auront déjà plus que cette pauvre clarté déchirée, cette clarté de larmes et de lamentation, qu’ils avaient au début d’octobre lors de mes premiers pas, de mes premières recherches, de mes premières errances, de mes premiers combats, de mes premières défaites, de mes premières résistances dans cette ville ; puis ils deviendront ces ombres de jours que je vivais en novembre, si l’on peut appeler ça vivre, et ils continueront à pourrir, à se liquéfier comme des cadavres, à se recouvrir comme des fantômes, de multiples linceuls de plus en plus trempés de boue, à s’enfoncer comme des noyés, parmi les algues charbonneuses et les bancs de vase, comme ils ont continué jusqu’à Noël (P. 149). ’

Face à cet anéantissement, il n'aura de cesse de lire et relire, d'écrire pour relire et corriger ce qu’il a lu et ce qu’il a écrit :

‘ J’ai donc lu dans la nuit d’hier ce récit que j’ai écrit moi-même, mais qui m’apparaissait de plus en plus comme l’œuvre scrupuleuse d’un autre à qui je n’aurais su confier qu’une partie de mes secrets, par manque de temps, par incapacité de distinguer encore tout ce qui était important, et aussi, je dois l’avouer, par le désir de le tromper, cet autre, de me tromper moi-même (P. 256).’

Se révèlent ainsi quantité de détails qu’il avait « oubliés ou déformés», et qu’il s’efforce de sortir de l’ombre. Le lundi 4 août, par exemple, lorsqu’il parvient dans sa lecture nocturne aux événements du début de novembre, il se trouve envahi par « un sentiment d’insuffisance », car il découvre que ces événements ont un rapport avec sa seconde visite dans l’Ancienne Cathédrale, elle-même intimement liée à la conversation chez les Bailey du dimanche 1er juin, qu’il avait négligé de raconter. La réécriture se développe ainsi sur la prise de conscience des différentes strates temporelles. A la recherche des souvenirs perdus, Jacques Revel ressent la nécessité de ces rectifications :

‘ Il est indispensable que je rétablisse cette cheville, et puisque le souvenir m’en est revenu si précis, il faut que je le fixe dès maintenant dans ces pages, avant qu’il s’efface et s’engloutisse de nouveau sous la pression d’autres vagues d’événements et de mémoire (P. 257).’

Témoignage de la vocation d’écrire un livre : l’écrivain-lecteur va lui-même organiser l’architecture de son texte. C’est par l’écriture que Jacques Revel devient un homme autonome, de cette même volonté d’autonomie qui, dans la Tour de Babel, provoque l’intervention divine, sans que pourtant cela suffise à arrêter l’homme : la réplique de Dieu a au contraire «dirigé et orienté et surtout, elle a conféré à l’initiative humaine une autonomie irréversible 240  ». C'est que l’autonomie humaine conduit à la création. De même que les gens de Babel ont, selon une interprétation, voulu se protéger d’un nouveau déluge, de même les phrases de Jacques Revel se dressent pour lui comme un rempart :

‘ Alors j’ai décidé d’écrire pour m’y retrouver […] ; j’ai décidé d’élever autour de moi ce rempart de lignes sur des feuilles blanches ». […] « Alors j’ai décidé d’écrire pour m’y retrouver, me guérir, pour éclairer ce qui m’était arrivé dans cette ville haïe, pour résister à son envoûtement, pour me réveiller… (P. 261).’

Ecrire et construire : nous sommes frappés par les analogies entre les deux pratiques, et c’est Jacques Revel lui-même qui compare son texte à un édifice (P. 333).

Mais il y vient d’abord par la lecture : sur une page blanche il trace trois mots qui ne sont pas de lui, et qu’il a préalablement recueillis au travers de sa fenêtre sur des reliefs du mur de brique, de l’autre côté de Copper Street. Trois mots qui résument tout ce qui lui était adressé dans une sorte de bruissement qu’il lui fallait d'abord entendre et se contenter d'enregistrer : « Nous sommes quitte ». (P. 340)

Cela éclaire la situation contradictoire dans laquelle il se trouve : à la fois perdant et gagnant. Perdant, puisque c’est à cause de l’écriture qu’il perd les deux jeunes filles, Rose et Ann Bailey, si bien qu’il ne lui reste de ses liaisons avec elles que « ce dérisoire amoncellement de phrases vaines, semblable aux ruines d’un édifice inachevé, en partie cause de ma perte » (P. 333). Mais gagnant, puisqu’il résiste à Bleston, avec pour arme l’écriture, et qu’à la fin il décide de ne pas donner suite à sa tentation de brûler son journal :

‘ Toute une figure s’est achevée dans cette exclusion de moi-même ; et lorsque j’ai vu samedi, en rentrant dans cette chambre, toutes ces pages empilées rayées de lignes d’écriture […] j’ai été envahi d’une furieuse envie de les brûler complètement, l’une après l’autre, minutieusement, sans en laisser subsister un seul coin… (P. 341).’

C’est qu’il sait reconnaître combien la malédiction, la cruauté de la ville et son propre désir de vengeance lui ont permis de déployer efficacement sa résistance :

‘ C’est pourquoi je te remercie de t’être si cruellement, si évidemment vengée de moi, ville de Bleston que je vais quitter dans moins d’un mois, mais dont je demeurerai l’un des princes puisque j’ai réussi, en reconnaissant ma défaite, à exaucer ton désir secret de me voir survivre à cet engloutissement, à cette sorte de mort que tu m’avais réservée, puisque je suis devenu maintenant par ce baptême de ta fureur, invulnérable à la manière des fantômes, puisque j’ai obtenu de toi cette proposition de pacte que j’accepte (P. 346).’

Prise de conscience de l’impossibilité de parvenir à l’épanouissement et à la victoire sans consentir aux sacrifices : on retrouve là le principe des « cimes et desabîmes » qu’André Neher évoque à propos de l’ascension inventive de l’être humain : « l’homme travaille, pas par pas, à sa chute, comme inversement, les ravins qu’il creuse sont aussi des rampes de lancement 241  ». La rampe de lancement de Jacques Revel, c’est son projet, son journal.

Notes
240.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p.116.

241.

Ibid., p. 117.