Le Journal : de la guerre à la quête de soi

Car ce journal constitue un autre lieu de la mémoire de Bleston. Il est la récolte de tous les autres lieux mémoriels, et il est aussi celui de la mémoire de Jacques Revel en tant que sujet. Journal intime ayant pour sujet principal Le Meurtre de Bleston,dont le symbole le menace de plus en plus directement. C’est pour s'en défendre qu’il se met à écrire : se défendre de Bleston / Babel, la ville livrée à une guerre permanente. Michel Butor est souvent revenu sur le lien qui se tissait entre l'écriture et la guerre, qualifiant même son œuvre de « littérature de guerre », puisque, à ses yeux, l’homme est en guerre permanente :

‘Nous sommes toujours en guerre, de toutes sortes de façon et contre toutes sortes d’ennemis, connus ou non. 242

Et sans doute ne veut-il que la paix mais il sait que « nous sommes en guerre et que nous en avons encore au moins pour jusqu’à la fin de ce siècle et vraisemblablement pour beaucoup plus longtemps 243».

C’est de la même façon que Jacques Revel se trouve dans un monde « hostile », « désagréable », « enlisant », et décide de mener le combat contre Bleston : « cette villeest mon ennemi » (P. 328). « cette ville qui s’acharne contre moi, cette hydre, cette pieuvre aux bras ramifiés, cette seiche vomissant son encre sur nous, nous rendant méconnaissables l’un à l’autre et même à nous même » (P. 324). Car, avant de se mettre à l’écriture, il offre le portrait d’un homme que la ville divise, avec « ses chambres qui usent et avilissent » (P. 48), ses « sortilèges d’usure et de poussière » (P. 307).

Comment retrouver la perspicacité qu’il avait à son arrivée, et reconstruire « ce sol qui s’affermit, qui m’affermit, de page en page » (P. 300), sinon en commençant à tracer les lacets de son récit ? C’est de là qu'il tire sa meilleure encre, et trouve le courage de déchiffrer les énigmes de ses relations aux autres. Le travail d’écriture est peut-être le seul moyen qu’il ait de recouvrer sa véritable identité, pour « ne pas devenir semblable à tous ces sommeilleux que je frôlais » (P. 261). Car il est une construction en acte. L’Emploi du temps est une œuvre en chantier, puisque le lecteur assiste à l’édification du journal. Commencé le 1er mai, fête du travail, il assume pleinement le symbolisme de cette date. À l’instar de ce que développe Butor dans « Le roman comme recherche »244, il est à la fois un roman, puisqu’il porte les caractères de l’écriture romanesque, et le laboratoire du roman, le chantier d’un romancier qui intègre le mythe dans la réalité :

‘ Le romancier, lui, nous présente des événements semblables aux événements quotidiens, il veut leur donner le plus possible l’apparence de la réalité, ce qui peut aller jusqu’à la mystification « Defoe ».
Mais ce que nous raconte le romancier est invérifiable et, par conséquence, ce qu’il nous en dit doit suffire à lui donner cette apparence de réalité. Si je rencontre un ami et qu’il m’annonce une nouvelle surprenante, pour emporter ma créance il a toujours la ressource de me dire que tels ont eux aussi été témoins, que je n’ai qu’à aller vérifier 245. ’

D’une certaine manière, on peut dire que cette vérification est à la source de L’Emploi du temps. La lecture, la relecture, l’écriture et la réécriture sont des modes de vérification, qui portent tout à la fois sur les événements du Meurtre du Bleston, sur les mythes, sur la Bible, sur le plan de la ville et sur son écriture même. Et c’est ainsi, mais ainsi seulement, que la ville de Bleston devient « un livre futur246 », pluriel, riche, divers et mobile (son architecture est constituée à travers une progression de récits). Comme le signale Marie-Claire Kerbrat247, même si tous les récits de L’Emploi du temps racontent la même histoire, ils ne la racontent pas de la même manière ni au même niveau. C'est pourquoi elle propose de diviser le roman selon trois échelles : roman populaire et réaliste où domine l’intrigue, roman symbolique où domine l’écriture, et roman philosophique où domine la réflexion éthique. Et c’est bien entre ces trois images que Jacques Revel se trouve, sujet et objet d’une écriture labyrinthique qui ressemble à s’y méprendre à son séjour dans cette ville :

‘ Le cordon de phrases qui se love dans cette pile et qui me relie directement à ce moment du 1er mai où j’ai commencé à le tresser, ce cordon de phrases est un fil d’Ariane parce que je suis dans un labyrinthe, parce que j’écris pour me retrouver, toutes ces lignes étant les marques dont je jalonne les trajets déjà reconnus, le labyrinthe de mes jours à Bleston (P. 247).’

C’est pourquoi l’écriture du journal prend peu à peu une forme qui l’apparente à celle de Babel/Babylone, la tour et la ville. Construction du texte à partir de mots, d’inscriptions, de textes et de signes, l’énorme travail du scripteur a pour résultat de mettre de plus en plus profondément en acte le principe auquel Revel se déclare attaché : la quête de soi à travers la ville. Il déchiffre ainsi tout ce qui y existe. On peut donner à cet acte une dimension horizontale – dans la mesure où il passe par un parcours de la cité – tandis que le texte lui-même assume la dimension verticale d’un édifice construit selon une géométrie de la superposition, à l’instar de la Tour inachevée de Babel.

Notes
242.

BUTOR, Michel. Pour tourner la page. Dialogue à deux voix. GIRAUDO, Lucien (Dir.). Arles : Actes sud, 1997. P. 24.

243.

Ibid., p. 25.

244.

BUTOR, Michel. Répertoire I. Op. cit., p.p. 7-11.

245.

Ibid., p.p.7-8

246.

C’est dans La Modification que Michel Butor emploie cette expression.

247.

KERBRAT, Marie-Claire. Leçon littéraire sur L’Emploi du temps de Michel Butor. Paris : PUF, 1998. (Coll. Major). P. 95.