Inachèvement de l’écriture de la ville / Inachèvement de la tour

Car la visite de Bleston reste aussi inachevée. Le jeudi 18 septembre, une journée qui lui apparaît assez lumineuse, il retourne voir une dernière fois les lieux auxquels il s’est attaché :

‘ Oak Park, dans le premier arrondissement, au nord-est, revoir le grand chêne, à l’écorce minéralisée, semblable à ceux de la quatrième tapisserie du Musée, […] je suis allé revoir Birch Park dans le deuxième arrondissement, […] je suis allé revoir l’argent des branches des bouleaux transparaissant de nouveau au milieu du frémissement de leurs feuilles d’or pâle humide ; puis j’ai remonté lentement la rivière bouillonnante et noir, […] et lorsque je suis arrivé dans Iron Street à la maison d’Horac Buck, c’était déjà le crépuscule et déjà de nouveau la pluie… (P.P. 376-377).’

Puis il évoque ses autres visites en d’autres lieux : les tapisseries du Musée, le Vitrail de Caïn… et même ceux qu’il n'a pas eu le temps de connaître, comme la vieille église Saint-Jude, de l’autre côté de la Slee :

‘ Avant de te quitter, Bleston, ainsi qu’il a été fixé, mon stage d’un an chez Matthews and Sons terminé, le dernier mardi de ce mois, il faut que je retourne contempler ce prestigieux hiéroglyphe de verre devant lequel en moi tu t’interroges ; il faut que je prenne de toi la plus grande connaissance possible en ces jours comptés, de toutes ces articulations de ton corps, de ce vieux faubourg par exemple, de l’autre côté de la Slee, au sud-est de la Prison, à l’extrémité du neuvième, autour de l’église Sainte-Jude qui possède quelques vitraux anciens… (P.P. 347-348).’

Inachèvement de la visite. Inachèvement de l’écriture, aussi, puisqu’il n’a pas eu le temps de porter sur le papier les événements qui se sont passés le soir du 29 février : là où ils allaient précisément rejoindre la voix décalée et la voix rétrograde pour parachever leurs minutieux parcours. Le 29 février d’une année bissextile ? Michel Butor, lui-même explique malicieusement cette lacune :

‘ A la fin de février, le calendrier offre une possibilité merveilleuse : il y a un jour qui n’existe pas trois années sur quatre, le 29 à cause des années bissextiles. On sent de plus en plus que quelque chose de très important s’est passé ce jour-là, et qui serait sans doute la clef de tout, mais le narrateur quitte la ville dans le train avant qu’il puisse nous le dire. Il quitte la ville et son texte. Donc nous ne saurons jamais ce qui s’est passé le 29 février de cette année-là 248.’

La grande aiguille est devenue verticale, et les phrases resteront donc « semblables aux ruines d’un édifice inachevé », (P. 333), comme la Tour de Babel. Mais, ici, il ne s’agit plus d’un échec dans la tentation de circonscrire l’insaisissable. Tout y est volontaire et a pour but d’éviter l’enfermement, de laisser la voie pour que d’autres jalons viennent se poser. C’est cette perspective de l’inachèvement de l’écriture qui fait justement de l’Emploi du temps un édifice ouvert. Et, contre la tradition de l’échec, elle nous permet même de lire de manière analogue la construction inachevée de la Tour : un moyen de laisser place aux autres hommes, aux autres langues et aux autres cultures ; en finir avec l’histoire du peuple unique.

Dans l’inachèvement de son journal, Jacques Revel ne produit pas une image triste de son objet, qui devient même plutôt jubilatoire, car partie intégrante d’une écriture poétique. Car l'inachèvement se laisse (re)lire comme la marque d'une recherche toute fondée sur l'écriture, et qui souligne à sa manière la modernité butorienne : celle d'un grand expérimentateur qui lie étroitement sa pratique à une nouvelle conception de l'Ouvre :

‘(…) l’œuvre n’étant qu’un moment, un nœud, décisif certes, à l’intérieur d’une structure, d’une aventure beaucoup plus vaste, ce qui explique pourquoi de plus en plus toute exécution, toute rédaction, ne peut plus être considérée que comme une étape dans un processus dont on ne peut jamais dire qu’il soit achevé. 249

L’inachèvement n’est ni décalage ni rupture. Il est la marque d’un espace ouvert qui s’étend à l’infini. L’intérêt du projet de Jacques Revel est de montrer que les différentes disciplines se complètent dans l’inachèvement et que c’est ce processus qui permet paradoxalement de compléter ce qui n’a pas été fait… Comme l'écrit André Helbo : « Guidé par le souci de créer un langage spécifique, l’écrivain construit le Livre, en contrôle les inachèvements» 250

Tour de Babel d'après Nicolas de Crécy
Tour de Babel d'après Nicolas de Crécy

Mur peint, Lyon, 262 avenue Berthelot

Notes
248.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p.p. 84-85.

249.

BUTOR, Michel. Répertoire V. Op. cit., p. 251.

250.

HELBO, André. Michel Butor, Vers une littérature du signe. Op. cit., P. 16.