Troisième partie
Babel des cultures

Introduction

Michel Butor est un grand voyageur : (« J’ai beaucoup voyagé et mes voyages ont eu énormément d’importance sur ce que j’ai écrit…251 »). Mais l'œuvre qui en porte la trace ne se laisse pas assimiler à une simple entreprise de description de villes ou de sites : c'est leur culture qu'elle interroge – ou plus exactement : leurs cultures. Et c'est cette interrogation qui le situe, à ses propres yeux, comme écrivain :

‘La Terre tourne lorsque je me promène et la Terre tourne bien sûr lorsque je suis à ma table et que j’écris 252.’

C’est qu'écriture et voyage ont toujours été pour lui étroitement liés253, et que les villes traversées lui ont avant tout permis de découvrir le dialogue entre les différentes civilisations, la possibilité de faire de la différence un facteur d’équilibre dans la rencontre. Ainsi renverse-t-il le sens du mythe de Babel : la différence et la diversité, qui y apparaissent comme punition de Dieu, deviennent dans la reprise butorienne la plus belle expérience : celle qui ouvre vers le sens de l’altérité. Et cela est vrai dès la première lecture – archéologique – des lieux : l’autre se manifeste dans les strates successives des villes, qui articulent passé, présent et même parfois futur à travers leur urbanisme et l’architecture de leurs monuments.

Ce faisant, Butor assume le rôle de découvreur, mais surtout de transmetteur de culture. Il est un voyageur ouvert à toutes les influences et qui, selon les termes de Jean Roudaut, part « en possédant un certain savoir, qui devrait tenir lieu de rameau d’or, pour pénétrer dans les espaces où l’étranger se montre de plus en plus étrange. Ce qui se révèle ainsi, c’est le fait que notre savoir de départ n’était ni total, ni homogène254 ». Les images et les impressions qu'il collecte proposent un parcours à travers l’histoire, la culture, la civilisation et les arts, conçus ou appréhendés de telle sorte qu'il ne s’agit nullement d’un carnet de routes mais d’une invitation à rencontrer le patrimoine de l’humanité, à constater que c’est à partir de la diversité culturelle que le dialogue s’établit. La différence des idiomes n’est plus une sanction divine, mais un avantage qui fait de notre monde une arche de Noé contre la mort.

C’est en quoi la littérature et le voyage, même si ce sont des activités bien distinctes, sont liés par des rapports étroits. La polysémie même du terme « voyage » l’indique bien puisqu’il désigne autant le « déplacement d’une personne » que le récit qui rend compte de ce mouvement255. Le déplacement est accompagné pat le texte : cela va des cartes postales adressées à ceux qui ne se sont pas déplacés, jusqu’aux notes personnelles et au récit proprement dit :

‘On pourrait considérer le récit de voyage comme un genre où la littérature expose ce qu’elle cherche à faire ; tout écrivain souhaite que son lecteur tire de ses romans le profit que lui promettent les récits des voyageurs 256 .’

Et sans doute, dans sa volonté de transmettre ce qu’il a vu, le voyageur-écrivain se heurte-t-il au fait que les lieux visités ont été déjà dits par d’autres. Mais ils ne l’ont pas été dans la langue qui est la sienne, et personne n’illustre mieux cela que Stendhal quant il écrit : « Je ne prétends pas dire ce que sont les choses, je raconte la sensation qu’elles me firent  257».

Dès son premier Génie du lieu, publié en 1958, un an après La Modification (déjà roman de voyage à sa manière), Michel Butor développe avec le livre un rapport particulier qu'il ne cessera d'interroger et d'expérimenter par la suite, et que l'on pourrait qualifier d'emblée ainsi : c’est le voyage qui va désormais fonder le livre, lui donner sa raison d’être et lui permettre de devenir un ouvrage sans frontières. Au lieu de s’enfermer dans l’univers clos et autonome du roman, il devient un objet ouvert sur le monde extérieur. Fasciné par la diversité des régions et des cultures, Butor devient de plus en plus, comme le dit Lucien Dällenbach, un « écrivain à l’écoute des voix de la Cité et de notre polyphonique Babel planétaire258 ». Ses textes traitent des villes, des textes et de tous les arts comme matière à littérature :

‘On peut publier des études sur des textes, et analyser par exemple les rapports entre ceux-ci et la vie de la personne qui les a écrits. On peut étudier la façon dont fonctionnent ces textes, pourquoi ils nous touchent, nous intéressent, ce qu’ils nous apportent. On peut faire la même chose pour des peintures, des sculptures ou de la musique. On peut faire cela aussi pour des monumentsarchitecturaux 259.’

Mais, ils en traitent aussi dans le but d’inviter au voyage leur lecteur, de l’associer à la richesse des lieux :

‘Le récit de voyage accomplit et manifeste ce double qu’est toute lecture, il peut emporter avec lui ce trajet perpendiculaire, pour aboutir à un déplacement du lecteur, à le changer de lieu mental, finalement changer son lieu. 260

Butor décida de partir en Égypte par besoin de quitter Paris, ville qu’il aimait mais avec laquelle il sentait le besoin de prendre de la distance. Ce premier déplacement a fait de lui un nomade. Et de même que les tribus non sédentaires ont appris de science immémoriale à suivre les animaux à la trace et à décrypter les signes de la végétation, de même l’écrivain-nomade s'initie, au fil de ses pérégrinations et de ses pages, à voir, à déchiffrer et à lire :

‘Le nomade, pour utiliser la région dans laquelle il se déplace, est obligé de reconnaître un certain nombre de signes. Il doit rappeler d’une migration à l’autre qu’il y a à tel endroit un point d’eau ou dans telle région du blé. Il se souviendra que près de tel rocher, il y a des succulentes baies 261. ’

La terre tout entière se prête ainsi à être observée et interprétée comme une page d’écriture : sa surface est couverte de signes primitifs du même genre que ceux que nous utilisons lorsque nous sommes dans un pays étranger dont nous ne connaissons pas la langue. Et la ville est un livre sans frontières, qui invite à la lire et à dialoguer avec elle : « Se promener dans certaines villes c’est comme écouter une musique magnifique, ou la jouer. C’est comme lire un livre ou une partition 262». C’est que, même si elle est faite de pierres, de briques et de béton, ce sont les hommes qui l’ont construite et qui y ont laissé leurs traces et leurs marques.

Notes
251.

« BUTOR, Michel. « L’Écriture nomade », in Butor aux quatre vents, suivi de L’Écriture nomade par Michel Butor, DÄLLENBACH Lucien (Dir.). Paris : José Corti. P. 137.

252.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes – vous ?. Op. cit., p. 296.

253.

Dans un entretien avec Jean-Christophe Aeschlimann, il confirme que « pour parler d’un lieu il fallait que je sois ailleurs  ». Entretien de Michel Butor avec Jean-Christophe Aeschimann, in Butor aux quatre vents. Op.cit. p. 191.

254.

ROUDAUT, Jean. « Mais je reviendrai.. », in Michel Butor aux quatre vents. Op. cit., p.100.

255.

Dictionnaire historique de la langue française. Paris : le Robert, 1998. P. 199.

256.

ROUDAUT, Jean. « Mais je reviendrai… », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 99.

257.

STENDAL. Rome, Naples et Florence [1817], in Voyage en Italie. Paris : Gallimard, 1973. (Coll. Bibliothèque de La Pléiade). P. 360.

258.

DÄLLENBACH, Lucien. « Une écriture dialogique ? », in La Création selon Michel Butor. Réseaux-Frontières-Écart. Paris :Nizet, 1991. P. 209.

259.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 128.

260.

BUTOR, Michel. « Le Voyage et L’Écriture », in Répertoire IV. Op. cit., p.12.

261.

BUTOR, Michel. « L’Écriture nomade », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 144.

262.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p.130.