Cordoue : La Grande Mosquée / La Cathédrale

Butor aborde Cordoue par les livres, sous les auspices de Gongora :

‘Ce devoir qui relie Gongora à Cordoue, j’en ressens en moi-même comme un reflet, très atténué bien sûr puisque mon séjour a été très bref, puisque je ne suis pas né dans cette ville, puisque je n’ai nullement été formé par elle, mais suffisamment clair…. (P. 16)’

Cette clarté provient d’une civilisation qui a existé et existe toujours, tandis que celle dont parle le poète a disparu :

‘ Certes, lorsqu’il nous parle de murs et de tours, je pense qu’il a dans l’esprit une enceinte qui n’existe pour ainsi dire plus aujourd’hui, mais comment aurait-il pu la séparer de cette autre enceinte intérieure qui reste intacte et de ce minaret que l’on venait de surhausser d’un couronnement baroque ? (P. 17)’

Il fait référence à une série de transformations qui convergent dans la célèbre mosquée que le Khalife Abd al-Rahman I (756-788) fit édifier en 785, et dont la construction s'est poursuivie, par adjonctions successives, sous Abd al-Rahman II (833-852), al-Hakam (961-976) et al-Mansur (938-1002). L’histoire dit qu’elle aurait même été bâtie sur les fondations d'une ancienne église chrétienne 266.

Or, ce monument dit un dialogue à multiples voix et à plusieurs niveaux.

Le premier est celui de la tradition et de l'innovation. La mosquée est en effet fortement influencée par une architecture antérieure, tant islamique que locale. La biographie de son fondateur – rescapé du massacre des Umayyad 267 et très nostalgique de sa Syrie d’origine et des fastes de Damas – laisse ses marques, notamment au travers du toit charpenté. Et les bâtiments locaux antérieurs aux édifices arabes sont également présents : arcs en fer à cheval, colonnes en marbre bleu et rose, chapiteaux qui proviennent de palais antiques ou wisigothiques abandonnés. D’un autre côté, d’importantes innovations ont été réalisées. C’est ainsi que pour modifier les colonnes wisigothiques, bien plus petites et plus fines que les colonnes syriennes, les architectes ont imaginé une colonnade à deux étages d'arcs, qui confère au monument une incroyable légèreté.

Dans le décor, un deuxième dialogue s'esquisse, puisque les sourates du Coran en mosaïque à fond d'or ont été réalisées par des mosaïstes byzantins, envoyés spécialement par le Basileus Nicéphore Phocras comme « cadeau » à son homologue d'al-Andalus.

Mais c'est un troisième niveau qui requiert particulièrement l'attention de Butor : tout l'édifice est conçu de manière "ouverte" et, se prêtant à extensions et compléments, affiche ainsi sa disponibilité au dialogue :

‘Le principe architectural de la mosquée de Cordoue est tel qu’elle pouvait s’accroître quasi indéfiniment. En effet, plus la distance de la cour au mihrab est longue, plus l’effet cherché d’obscurcissement progressif et de luminosité par contraste s’accentue. (P. 26)’

Extension et ouverture culturelles, puisque les vestiges qui nous sont parvenus permettent de penser que « l’architecture monumentale de cette époque se situe dans la continuation de l’art émiral, enrichie toutefois d’élément nouveaux dus aux contacts avec les empires byzantin et abbassides. » 268 Extension et ouverture spatiales, aussi : Butor explique que la construction des arcs doubles ne vise pas à gagner de la hauteur, mais à créer un espace multiplié par la projection sur une seule rangée de colonnes, de la figure que donnent deux rangées à arcs simples. La même volonté se retrouve, selon lui, dans la partie qu’il considère comme la plus riche du monument : l’amplification d’Al Hakam II, où une petite colonne semblable à la grande colonne est posée comme ornement de chaque côté du pilier qui sépare la naissance des arcs inférieurs de celle des arcs supérieurs.

Quatrième (niveau de) dialogue. Après la reconquête chrétienne de Cordoue en 1236, une église fut bâtie à l’intérieur de la mosquée, puis, au XVIe siècle, une véritable cathédrale gothique s'éleva au milieu de la salle de prière. Il en résulte, de nos jours, un chef d'œuvre multiculturel illustrant la possibilité de promouvoir dialogue et compréhension. Butor cite bien le mot fameux de Chales-Quint regrettant la transformation de la mosquée – « Si j’avais su ce que vous vouliez faire, vous ne l’auriez pas fait, car ce que vous faites là peut se trouver partout et ce que vous aviez auparavant n’existe nulle part » (P. 22) – mais c'est pour en prendre le contre-pied et dire son admiration pour ce qu'a d’unique l’édifice composite qui s’offre aujourd’hui à nos yeux :

‘Je commence à voir moi-même vu un assez grand nombre de mosquées, que ce soit au Caire, en Tunisie, ou à Constantinople, et je puis constater qu’en effet ce qui est là n’existe nulle part ailleurs. (P.22)’

Une marque forte de ce dialogue réussi réside, aux yeux de Butor, dans le charme de la cour de l’édifice. À l’instar de tous les monuments de ce genre, la cour de la mosquée est l’endroit de la « tranquillité publique ». Mais cette dernière prend un sens particulier lorsqu’il s’agit d’un lieu où s’entrecroisent désormais les « « auras » islamique et chrétienne. Un tel lieu de recueillement ne saurait donc être symboliquement replié sur lui-même et clos : c’est pourquoi l'écrivain insiste (retrouvant la vocation « horizontale » du bâtiment) sur la nécessité de rouvrir les portes actuellement murées, pour que la lumière rediffuse à nouveau :

‘Il faut rouvrir toutes ces portes aujourd’hui murées ; il faut remplacer ces voûte blanches du VIIIe siècle par le plafond de bois découpé et peint dont il subsiste de nombreux morceaux dispersés et dont on a reconstitué une partie ; il faut supprimer la cathédrale plateresque et tout ce qui gêne le jeu composition des arcades ; il faut éliminer complètement la distribution de la lumière (P. 23).’

L’histoire de cette vocation au dialogue ne s’achève cependant pas avec la construction de la cathédrale : pour Butor elle trouve son épanouissement symbolique dans le tombeau qui y fut construit pour enterrer l’Inca Garcilaso de la Vega, mort en 1616 (le même jour, dit-on, que Shakespeare et Cervantès). Fils d’un hidalgo espagnol et d’une princesse Inca, né à Cuzco en 1539 et parti vers l’âge de vingt ans s’installer sur la terre natale de son père, ce célèbre métis, après avoir quitté les armes, consacra son activité d’écrivain érudit à redorer le blason de ses ascendants Incas en critiquant tous ceux qui les tenaient pour des barbares et en retraçant l’histoire du Pérou. Mais son entreprise de réhabilitation se doublait d’une admiration parallèle extrême pour les Espagnols et l’Eglise.

Rien de plus naturel que sa présence dans la cathédrale, estime Butor, puisque c’est en cette ville qu’« admirable figure de la sourde persistance agissante d’une civilisation, [il a] décidé de se fixer pour nous transcrire en chef-d’œuvre que sont ses Commentaires royaux, les récits qu’il avait entendu raconter dans son enfance » (P. 27). Nouvelle rencontre et nouveau dialogue, donc : pour Butor la satisfaction qui devait envahir Garcilaso quand il longeait les murailles de ce Cordoue provenait certainement du fait qu’elles lui rappelaient celles de la forteresse dont il avait exploré les recoins dans les jeux de son enfance (« dont les grandeurs sont incroyables à qui ne les ontpoint vues, et font imaginer et croire à ceux qui les ont regardées avec attention qu’elles furent faites par voie d’enchantement et que les firent des démons et non des hommes », p. 28).

Mais il y avait plus encore, car la Mosquée-Cathédrale comptait au métis non seulement sa propre histoire – n'est-elle pas, elle aussi, le témoin d’une civilisation vaincue par les Espagnols ? – mais aussi sa propre fierté, puisque les conquérants durent se résoudre à l’évidence qu’ils étaient incapables, face à ce chef d’œuvre, de le « remplacer par quelque chose qui arrivât à semblable perfection » (P. 28). Ils n’ont pas détruit la mosquée, et ont tenté de la christianiser, de lui arracher son caractère musulman. En vain, bien sûr : Charles-Quint fut le premier à reconnaître qu’une telle entreprise : «s’est soldée par le plus instructif des échecs ». (P. 20). C’est cet échec qui a permis le dialogue – et qui a permis qu’un Inca métis s’y trouve vraiment chez lui avant que, près de trois siècles et demi plus tard, un écrivain-nomade en soit bouleversé.

De l’architecture à l’urbanisme, de la mosquée-cathédrale à la ville : le monument métis irradiant rend à son tour ouverte aux rencontres des cultures une cité qui se présente comme l'inverse de celle de l’Emploi du temps, « l’antithèse deBleston »269. Perdu dans son labyrinthe, Jacques Revel se plaignait de l’absence de centre. Michel Butor, lui, fait à Cordoue l’expérience contraire : celle d’une ville battant au rythme de son centre et de son cœur :

‘(…) cette charrette, cette lanterne, cette fontaine, cet autel en pleine rue avec ses sombre peintures derrière des vitres et cette superbe harmonie de bruns obscurs que je reconstitue, ces clochers carrés ou octogonaux tels des minarets, et la mosquée surtout, nécessairement, à laquelle je ne pouvais m’empêcher de revenir chaque jour, puisqu’elle est véritablement le noyau de tout cela… (P. 13).’

De même, toujours à l’opposé de Bleston, Cordoue devient mémoire nourricière pour celui qui y séjourne, ne serait-ce que peu de temps. Quand Michel Butor décide d’en parler, il ne tarde pas à évoquer la richesse culturelle qui naît des échos qu'elle entretient avec d’autres cultures :

‘Il ne faut pas avoir vu Cordoue, il faut n’avoir pas éprouvé sa hautaine douceur bienfaisante en communication avec tout ce que l’Afrique méditerranéenne et l’Islam ont à nous offrir de plus enrichissant, pour ne pas comprendre en quoi son souvenir, qui occupe un lieu mental bien distinct, peut et doit être un aliment. (PP. 16-17)’

Cette qualité de « lieu mental », qui réfère au titre de l’ouvrage, tient assurément, dans le cas de Cordoue, à la manière qu'elle a d’être irradiée par sa Mosquée et de se prêter ainsi à une lecture polyphonique :

‘Quoi d’étonnant si sa riche rigueur, si la puissante unité de sa croissance, si sa sagesse ont continué et continuent de se diffuser dans la ville entière, malgré les vicissitudes de sa gloire, malgré la chute de son empire, malgré son amoindrissement, malgré son changement de religion et de culture ? (P. 26-27).’

Notes
266.

CAILLET, Jean-Pierre (dir.), « Al-Andalus et les empires maghrébins », in L’Art du Moyen Age, Occident, Byzance, Islam.« La Grande-Mosquée de Cordoue, construite à l’emplacement d’une église, témoigne aujourd’hui encore du génie de ses maîtres d’œuvre ». Op. cit., p. 503.

267.

Après presque un siècle de règne sur le monde Islamique, la dynastie Umayyad fut décimée lors d’un banquet par ses successeurs, les Abbasides. Abel al-Rahman parvint à rejoindre l’Espagne après cinq ans de fuite.

268.

BARRUCAND, Marianne. « Al-Andalus et les empires maghrébins », in, L’Art du Moyen Age, Occident, Byzance, Islam.CAILLET, Jean-Pierre (Dir.). Op. cit., p. 507.

269.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 41.