Sainte-Sophie

Considérée comme unique en raison de son architecture et de sa splendeur, Sainte Sophie a d'abord été construite par l’empereur Konstantions I (324-337). Incendiée à la suite d’une émeute, reconstruite par Theodosius en 415, elle brûla à nouveau en 532 lors d’une révolution. Iustinanus (527-565) manifesta alors son désir de bâtir une église plus grande que les deux premières : il s’agit de l’église actuelle, transformée en mosquée dès la prise de la ville par les Ottomans en 1453. Les Turcs y ajoutèrent minarets, fontaines et autres mausolées, et le résultat, union architecturale de l'Occident et de l'Orient, fut d’une telle beauté qu’elle devint un modèle de référence :

‘La Sainte-Sophie, qui demeure à peine dénaturée par ces quatre minarets qui en accentuent la structure, qui règne incomparable, immédiatement reconnaissable, a hanté les architectes ottomans. (P. 37-38)
Les leçons tirées de Sainte-Sophie se retrouvent à l’évidence appliquées aux grands tympans occidental et oriental270.’

On trouve, de fait, à Istanbul, les plus belles œuvres de la calligraphie turque, de l’art de la céramique et, avec les mosquées de Rustem Pacha ou surtout de Sokullu Mehmet Pacha, de l'architecture ottomane271

Ce sont donc deux modes de dialogue interculturel qui sont ici à l'œuvre, et Butor les salue comme le signe d'une haute civilisation :

‘Dans ces époques de grandeur et d’audace au lendemain de la victoire, celle de Mahomet le Conquérant, celle de Soliman le Magnifique et de son architecte Sinan, à la fin de XVe et au XVIe siècle… (P. 36)’

Le premier est offert par Sainte-Sophie elle-même : dès qu’il s’est emparé de Constantinople, le sultan Méhémet II, grand prince féru d’auteurs anciens, s’avise qu’il est l’hériter des empereurs romains et s'attache à protéger le joyau bizantin menacé par le zèle des conquérants. Lui donnant une vocation conforme à la religion musulmane, il la transforme par ajouts architecturaux et non par destruction-remplacement.

Le deuxième geste interculturel préside à l'édification de la Mosquée de Soliman le Magnifique, construite entre 1550 et 1557 par Sinan à la demande du sultan : fortement influencée architecturalement par la basilique de Sainte-Sophie, elle se manifeste pourtant comme authentique chef d’œuvre d’art musulman. Les Ottomans ont évité le recours à l’imitation du monument le plus expressif de la civilisation qu’ils voulaient remplacer. Placés devant une réalité incontestable – l’impossibilité d’effacer une culture – ils ont adapté sa structure à leur goût, et l’ont pris comme base de leur recherche, en introduisant les variations qui leur ont permis de s’affirmer eux-mêmes.272

De l’architecture à l’urbanisme, Butor suit la même démarche que pour Cordoue : aller dans des monuments à la cité qu’ils irradient, de l’interculturel architectural au métissage urbain, de l’admiration que suscitent les monuments nés du dialogue à la fascination pour la ville ouverte et babélienne qu’ils engendrent.

En l’occurrence, Istanbul lui paraît la cité des trois villes, chacune née de l'histoire et gardant ses structures propres tout en mêlant ses traces à celles des deux autres :

‘Ce sont trois villes qui se superposent, et que l’on démêle en errant, trois villes nées de trois invasions. (P. 33)’

Les deux premières réfèrent aux deux époques anciennes de la cité, l’une par Sainte-Sophie, l’autre par la Mosquée de Soliman. La troisième, elle,est la plus sombre : c'est l'Istanbul « industrielle, la bancaire, la noire, sur ses tramways » (p.33), la ville moderne qui ressemble à Bleston, la Liverpool d’Orient. On a remplacé les belles anciennes maisons de bois par des immeubles en béton, et Butor déplore la disparition progressive de l'architecture ancienne sous la poussée d’une modernité qui plonge la ville dans une atmosphère sombre, de sorte qu’elle meurt dans la régression. Cette modernité contribue en effet à isoler la ville de son passé :

‘Ce Liverpool d’Orient qui a poussé avec une telle vigueur sur la rive gauche de la Corne d’Or, s’est infiltré de l’autre côté dans le vieil Istanbul, dans la grande ville ottomane qui pourrissait depuis des siècles, y introduisant en quelque sorte ses racines, ses suçoirs dans les interstices de son tissu lâche et usé, drainant sa force. (P. 34)’

Cette troisième ville moderne tend ainsi à effacer les autres, et son « totalitarisme » constitue une véritable menace au dialogue des cultures. Elle efface, là où les autres composaient. Elle puise et épuise leurs forces, là où les deux premières avaient appris à se fortifier mutuellement.

Notes
270.

HOAG, John D. Architecture islamique. Nancy : Berger-Levrault. 1982. P. 334.

271.

Cf. RAGON, Michel. L’Homme et les villes. Espace des hommes. Paris : Berger-Levrault, 1975 : « Lorsque, au XVIe siècle, Soliman décide de transformer Constantinople en ville turque, il fait édifier une Grande Mosquée qui doit surpasser Sainte-Sophie. Mais après tout, il s’agit d’architecture religieuse et de gloire de Dieu, non du prince. Il est entendu que tout bâtiment doit perpétuer un bienfait, non une personne ». P. 100.

272.

L'œuvre de Sinan « est le symbole même de l’apogée de l’Empire ottoman (…)[et]se distingue par la correspondance avec l’Occident (…)il a su donner à la mosquée une grandeur, une subtilité dans l’équilibre des masses, une qualité de lumière nulle part égalées(…) [qui associent]à l’élan du gothique la grandeur et la majesté complexe des monuments classiques », RAGON, Michel. Dictionnaire des architectes. Encyclopaedia Univeralis. Paris : 1999. P. 627.