La leçon de Salonique

Salonique est pour Michel Butor un sujet de fascination tenant au fait qu’elle est aussi porteuse de plusieurs villes, qui composent un ensemble fondé sur une superposition de sites :

‘(…) la superposition du site grec et romain, de la ville byzantine, de la ville turque et de la ville balkanique de l’après guerre de 1914. 273

À la différence du parcours qu'il a suivi pour Cordoue et Istanbul, il ne se déplace pas ici d’un monument architectural à la ville, mais fait se succéder une série de points de vue du voyageur. Le panorama commence par la description du quai où, les soirs de beau temps, les habitants ont coutume de se promener depuis le port jusqu’à la « tour blanche » (P. 43). Premier signe : construite par le sultan Murad II en 1430 sur le site d’une ancienne tour byzantine, cette Tour est aujourd’hui un musée dans lequel sont exposés des objets provenant des époques byzantine et ottomane.

Au-dessus de cette ville récente, où les réfugiés sont venus d’Anatolie en 1923, apparaît la ville ancienne avec, en son centre, un immense terrain vague où le regard saisit en vrac des manèges pour enfants, des cars hors d’usage qui continuent cependant de circuler, des églises généralement au-dessous du niveau de la rue, des coupoles de bains turcs, des mosquées désaffectées et les bases de minarets abattus…

De l’autre côté de l'enceinte, on en découvre une seconde, presque vide, que l’on tente aujourd’hui de remplir de baraques en briques d’une seule pièce. Et plus haut se dresse la forteresse des sept tours, maintenant transformée en prison.

Même si Athènes, avec ses monuments, ses jardins, ses collines, ses musées, ses commodités et divertissements de grande ville, a plus de raison d’attirer l’intérêt du voyageur, Michel Butor lui préfère Salonique :

‘Ce n’est pas seulement parce que j’y ai passé un bien plus long temps ; c’est parce qu’à chaque pas dans les rues aujourd’hui tracées sur l’emplacement de l’illustre reine du théâtre, [je rencontre] les ridicules édifices néo-classique du XIXe siècle (comment est-il possible, se demande-t-on, qu’en ayant continuellement sous les yeux d’impressionnants fragments des originaux les plus achevés, cette population nouvelle ait pu et puisse encore se contenter d’imitations aussi grossières) (P. 49)’

Et de s'étonner de rencontrer à chaque pas des témoignages d’une Grèce totalement importée d’Angleterre, de France ou d’Allemagne. Salonique, au fond, donne une leçon d’hellénisme, car elle est

‘par excellence le lieu où éprouver cette évidence prodigieusement méconnue, que de l’éclatante civilisation hellénique jusqu’à notre temps il n’y a pas seulement ce chemin qui passe par Rome et la Renaissance italienne, mais aussi, l’entrecoupant d’ailleurs plus souvent qu’on ne l’imagine, celui que jalonnent les monuments de l’empire de l’Eglise d’Orient. (P. 52)’

Mais il y a un prix à payer à cela : la disparition des monuments anciens, même s’il existe sous la citadelle de Thésée, du Céramique au Lycabette, quelques petites églises médiévales, écrasées entre les brillantes ruines païennes et les bâtiments actuels. Leurs décorations intérieures ont disparu pour toujours :

‘C’est la toute dernière vague de Byzance qui vient y mourir à nos pieds, sous la marée d’une occidentalisation inévitable et désordonnée. (P. 51)’

À la fin de son récit sur Salonique Michel Butor se réfère à Ézéchiel, lequel renvoie à une grande cité antique. Cette cité est « Babylone source ou du moins résurgence d’où coulait en partie pour moi à travers toutes distillations et négations, après tant d’aventures et de reprise, cette liqueur qui m’abreuvait, suintant de la courbe paroi poreuse dans un doux ruissellement de lueurs au fond d’une ruelle infréquentée de Salonique (p. 57).

Notes
273.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 131.