Minieh : la rencontre de l’interculturalité

Il arrive en Égypte en octobre 1950 afin d’y enseigner le français, devenu obligatoire dans les écoles secondaires. Le ministre de l’éducation nationale du roi Farouk était alors Taha Hussein, le célèbre écrivain aveugle dont André Gide a préfacé la traduction française du Livre des jours. Féru de culture occidentale, traducteur en arabe de Sophocle, Racine et Gide, il avait épousé une jeune française rencontrée lors de ses études à Paris (1914-1917). Ses fonctions de ministre lui permirent de développer les échanges culturels entre les deux pays, et c’est dans le cadre de cette expansion de la francophonie que Butor, qui désirait alors s’éloigner de la France, vit sa candidature retenue pour enseigner en Égypte :

‘Quand je suis parti pour mon premier séjour à l’étranger, en Égypte, j’éprouvais vraiment le besoin de quitter Paris – ville que certes j’aimais beaucoup, mais à l’endroit de laquelle il fallait que je prenne de la distance. Il y avait quelque chose que je n’arrivais plus à comprendre dans la façon dont fonctionnait Paris, de même que dans la façon dont je fonctionnais dans la ville… 279

Il prend son poste à « Minieh », petite ville de « quatre-vingt mille habitants, en moyenne Égypte, à deux cent cinquante kilomètres au sud du Caire, sur la rive occidentale du Nil » (P. 113). Vieille d’au moins cinq mille ans, elle n’offre cependant aucun monument qui témoigne de son passé, et le spectacle qu'elle offre au voyageur qui y accède n'a rien à envier, de prime abord, à celui de Bleston…

‘Maintenant représentez-vous le long quai de la gare, avec des pancartes où le nom de Minieh inscrit en caractères européens et, avec une superbe barre épaisse et souple, en caractères arabes… (P.116-117)’

Le nom signifie « Monat-Khoukou », la nourrice de Khoufou, bâtisseur de la grande pyramide. Et c’est cette même nourrice qui inspire le jeune professeur, dans l’écriture d’abord, dans la nostalgie ensuite : Minieh, Hermopolis et toute la Moyenne-Égypte sont en effet placées sous le signe du dieu Thot, inventeur de l’écriture et protecteur des scribes. Le lien qui s’établit alors entre la divinité mythique et l’écrivain est celui du pouvoir créateur : en apprenant aux hommes une langue articulée et l’art de l’écriture, le dieu a voulu changer le monde, et Michel Butor a confié à Madeleine Chapsal qu'il n'avait pas d'autre ambition 280 . Enseigner le français dans le pays de Thot, écrire sur ce pays, c’est devenir un « Thotien », et, de fait, Butor sent naître en Égypte « ses aspirations à la transhumance, au nomadisme  281 ». Le plus remarquable est qu'il comprend très vite qu'il satisfera ces exigences dans une expérience dont le terrain est le langage. L’exigence de son métier, la rencontre avec la langue arabe, le patronage de Thot peut-être, le conduisent à un retour sur les langues et une redécouverte de la sienne. Effet interculturel paradoxal : c’est grâce à sa confrontation avec l’arabe, comme il le dit dans un entretien avec Jean-Cristophe Aeschlimann, que Butor, enseignant de langue française en terre étrangère, va apprendre… le français :

‘Un approfondissement de la réflexion sur le langage est devenu inévitable, tant et si bien que je peux dire que, d’une certaine manière, j’ai appris le français en Égypte. 282

Un des traits majeurs des pages consacrées à Minieh tient à sa découverte du quotidien et aux légers malentendus culturels qui en découlent. Par exemple, venu avec l’intention de préparer une thèse – elle ne verra pas le jour : « elle s’est perdue dans les sables du Nil » –, il a, comme Jacques Revel dans l’Emploi du temps, besoin de lire et d’écrire, et donc de disposer d’une table. Et comme il a constaté que les tables des maisons égyptiennes étaient des tables basses, il prend soin d'expliquer en détail au menuisier, croquis à l’appui, ce qu'il désire. Du coup, il reçoit une table beaucoup trop haute : « Il s’est dit que j’étais étranger et que par conséquent je m’étais trompé. Mais pour me faire plaisir, puisque je voulais une table si haute, il m’en a fait une vraiment haute  283». Six semaines après, une nouvelle table est enfin prête, beaucoup trop basse cette fois… et il se résoudra à utiliser les livres apportés dans ses malles pour la surélever.

Après quelques mois d'adaptation, il se sent à Minieh comme chez lui – expérience qui ne relève donc pas de l'interculturalité au sens strict mais qui en est le prélude, dans la mesure où d'une part elle relativise l'altérité, d'autre part elle fait éprouver combien la découverte de l'autre est la voie qui conduit à soi :

‘[…] je me suis trouvé moi-même, vivant en ce pays, me trouvant en quelque sorte devenu l’un d’entre eux ayant particulièrement oublié ses origines et ayant particulièrement bien assimilé l’enseignement européen, comme si j’étais né dans ce pays, comme si je l’avais quitté tout petit pour la France, et que mon arrivée fût un retour. (P. 194)’

Et il le confirmera plus de quarante ans plus tard :

‘J’ai appris dans la vallée du Nil que les objets qui m’étaient les plus familiers, je ne les avais jamais regardés véritablement. 284

On trouve une autre manifestation significative de cette imprégnation de l'Égypte, telle que la conte Le Génie du lieu, dans le rapport qu'entretient le jeune Butor à son environnement – à commencer par ces lieux par excellence de l’étrangeté que sont alors pour un Occidental les mosquées. Loin de tout exotisme, ou de tout faux respect équivalant à un rejet, il apprend très vite à s’y sentir à l’aise : « je m’asseyais dans uncoin, appuyé à une colonne, les pieds étendus sur les tapis ; personne ne me demandait rien ; j’étais entré dans le paysage285 ».

La référence au paysage n'est pas neutre, car, au-delà de tel endroit ou monument particulier, c’est tout son rapport à l’espace – et, par là, à l’écriture – qui se trouve progressivement remis en cause et modifié. Il explique en effet que, lorsqu’il se trouvait en Europe occidentale, l’espace lui paraissait de manière évidente rayonner et se déployer de manière égale dans toutes les directions à partir d’un centre qui, tel Rome pour les penseurs et géographes de l’Antiquité, était représenté par Paris. Or, la découverte de la vallée du Nil bouleverse de fond en comble cette représentation : la possibilité de déplacement du nord au sud y reste à peu près infinie, tandis que, d’est en ouest, un mur interdit toute échappée : aux yeux d’un Européen, le désert est synonyme d’immensité vide, d’absence de tout repère. Il lui faut donc réapprendre à voir et à se situer, en cette expérience pèsera d'un grand poids dans l'élaboration ultérieure de son écriture nomade.

Notes
279.

« Renversements. Entretien de Michel Butor avec Jean-Christophe Aeschlimann », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 191.

280.

CHAPSAL, Madeleine. Les Écrivains en personne. Entretien avec Michel Butor. Paris : Julliard, 1961.

281.

ASSAAD, Fawzia. « Michel Butor L’Égyptien », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 33.

282.

« Renversements, entretien de Michel Butor avec Jean-Christophe Aeschlimann », in Michel Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 195.

283.

BUTOR, Michel. Improvisations sir Michel Butor. Op. cit., p. 55.

284.

Ibid. P. 73.

285.

BUTOR, Michel. Michel Butor par Michel Butor. Présentation et anthologie. Op. cit., p.83.