L’Égypte menacée par l’Occident

Dès la sonnerie de la fin de l’école, chaque fin de semaine, Michel Butor prend le train pour aller au Caire, où il a l’occasion de retrouver certaines activités identifiées comme occidentales :

‘[…] me précipitant dans des cinémas pour y voir des films que vraisemblablement je ne serais pas allé regarder à Paris, […] hantant les librairies et les bibliothèques de prêt, jouissant de la présence des boutiques, des affiches, et des tramways. (P. 136- 164 )’

Peu à peu, cependant, il commence à appréhender le pays selon une double image, splendide et malheureuse, qui l’envahit de culpabilité. Le sentiment d’être un citoyen de ce pays – « je commençais à devenir Égyptien moi-même » – l’amène à mesurer les conséquences de la dévastation colonisatrice. Car l'Europe, en imposant ses modes de vie, a introduit dans cette Égypte un changement et un doute. La fascination qu’il éprouvait avant de la connaître tenait à la merveille des « civilisations successives », et il la retrouve dans les monuments qui scandent son histoire, dans les traces laissés par les princes qui ont voulu transmettre le souvenir de leurs règnes en construisant chacun au moins un édifice : Amrou, Hakem, Touloun, Saladine, Bibars, Barouk… De là vient, à ses yeux, le caractère unique d’une ville faite de diversité culturelle et architecturale : « traverser certaines rues, c’est passer d’un temps à un autre, d’un monde mental à un autre » (P. 166).

Mais le jeune voyageur repère aussi que l'empreinte récente de la civilisation occidentale ne vient ni ajouter à cette diversité ni composer avec elle : elle se développe en détruisant, comme si la modernité tendait à effacer les effets et les contingences de l’enracinement. Pour moderniser les quartiers riches, on les a européanisés :

‘Ce que l’Europe a répandu de pire dans une Égypte en voie de mutation, c’est qu’elle a semé le doute, imposé ses critères de valeur, contaminé irrémédiablement des consciences qui maintenant cherchent, tout comme nous, cette unité qui leur fait défaut. 286 ’

Il regrette que d’innombrables mosquées à l’architecture noble et rigoureuse soient « fissurées », presque abandonnées, alors que des architectes égyptiens auraient pu profiter de l’apport de l’architecture moderne pour poursuivre un métissage culturel, créer un lieu d’excellence et de culture qui intègrerait les diverses expériences contemporaines tout en gardant la richesse des origines. Et cela le conduit à percevoir les ravages d'un ethnocentrisme européen qui prétend évaluer l’histoire mondiale à l’aune de celle d’un seul continent :

‘sans qu’il soit besoin de faire intervenir ces autres peuples, ces autres civilisations bizarres, curieuses, exotiques, amusantes, mais auxquelles un esprit sérieux, rassis, un monsieur qui s’occupe d’affaires ou de politique considère qu’il ne saurait sans ridicule accorder une attention véritable. (P. 192)’

À cette hégémonie il oppose l’expérience qui a été la sienne, et qui l'a conduit à maintes reprises à modifier ses propres manières de voir et de penser au contact des Égyptiens.

Est-il excessif de dire que Butor écrivain est né en (et de l') Égypte ? Que, à travers sa première rencontre avec l'étranger, il ne s'est pas contenté de redécouvrir et réapprendre sa propre langue, comme nous l'avons relevé plus haut, mais est proprement né à l'écriture ? Passage de Milan (1954), son premier roman, est en tout cas fortement empreint par la nostalgie de son séjour, telle qu'elle s'amorce dans la dernière phrase du Génie du lieu : «  Quand retournerai-je en Égypte ?  » (p. 210). Il garde de ce pays le souvenir d'une expérience qui lui a permis d'affronter l’obscurantisme occidental, des millénaires après le dieu Thot dont la légende rapporte qu’il a voulu, par l’écriture, réconcilier « ces Frères Ennemis que sont le soleil et l’obscurité, le bien et le mal 287». Image adéquate d’une rencontre au lieu d’un affrontement : écrire, c’est faire vivre le dialogue. Butor s’en souviendra encore quand, dans le quatrième tome du Génie du lieu (1993), il dédiera Transit B « aux découvreurs d’écriture ». Car c'est par les descendants de Thot qu'il a connu sa renaissance – comme c’est en comprenant la différence radicale de la notion de la mort entre l’Orient et l’Occident, qu’il a pu se construire une autre image de la vie et de la mort. L'Égypte fut pour lui le lieu et l'occasion d'un décentrement : une nouvelle représentation non uniquement du monde et de l’espace mais également de lui-même et de l’écriture.

Comparaison entre les civilisations égyptienne et occidentale, Passage de Milan illustre ce qu’il advient à un lieu sans « génie du lieu » : au fil de cette chronique s’étendant sur une nuit, de sept heures du soir à sept heures du matin, tout se passe dans un immeuble de sept étages – le chiffre sept, déjà… – qui rappelle l’isolement des bâtisseurs de la Tour de Babel avant son effondrement. Cloîtrés dans leur appartement, sans communication réelle entre eux, les habitants mènent une vie faite d’anonymat et de fermeture à l’autre. L’un d’entre eux pourtant, un abbé égyptologue, ne cesse de rêver à sa passion, et imagine qu’il fait un voyage dans le monde des morts de l’ancienne Égypte : son lit se transforme en barque dirigée par un homme dont le visage ressemble à celui du paysan exilé qui habite au troisième étage, et qui tient «dans la main le manche d’un gouvernail primitif »288.

Or, ce paysan exilé, avec sa robe bleue et sa calotte ou son turban, est directement inspiré par Ahmed, que Butor avait rencontré sur le bateau qui l’emmenait en Égypte, et à nouveau retrouvé à Louxor :

‘Comme nous venions de quitter la nécropole de Deir el- Medineh, sur le sentier, un paysan égyptien, grand avec une longue robe bleue presque noire, nous a arrêtés, nous a salués, moi spécialement, avec un air de grande joie. Je ne comprenais absolument pas ce qu’il me disait, ce qu’il me voulait, la raison de son attitude, lorsque soudain j’ai reconnu parmi ses paroles ces quatre syllabes : André-Lebon. (P. 203-204)’

C’était le nom du bateau pris à Marseille, sept mois auparavant. Parlant deux langues différentes, les deux voyageurs purent échanger par un autre moyen : les images ont détruit le barrage de la langue, et ils ont partagé le souvenir de l’obélisque de la place de la Concorde – « dont nous avions bien entendu dire qu’il était un obélisque de Louqsor, formule dont nous ne commencions qu’à présent à percevoir le sens et les implications » (P. 208).

Reprise inverse de la froideur, de l’isolement et de l’incommunicabilité des habitants du passage de Milan, l’Égypte reste la référence première : celle où le « génie du lieu » tient à son coefficient d’épaisseur et de rencontre humaine. Elle amorce une quête qui ne prendra pas de fin, et que Butor ne se lassera pas de conduire d'abord dans le monde méditerranéen, en Andalousie, en Turquie de Konya à Istanbul, en Afrique du Nord, à Jérusalem ou à Damas :

‘Partout, à travers les différentes orthodoxies, je sentais le dialogue plus ou moins occulte avec les civilisations antérieures ou voisines, permettant d’imaginer un avenir d’ouverture, de tolérance, d’élégance généreuse, dont bien des événements de ces dernières risquent de nous faire désespérer. 289 ’

Son seul regret est de n'avoir pu connaître les autres branches du monde musulman, à commencer par l'Iran, qui lui semble apprendre que l’Islam se retourne comme un de ses tapis, et que les occidentaux n’en ont jamais vu que l’envers…

Notes
286.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?.Op. cit.,p.p. 20-21.

287.

ASSAAD, Fawzia. « Michel Butor L’Égyptien », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 31.

288.

BUTOR, Michel. Passage de Milan. Paris : Minuit. 1954. P. 182.

289.

Ibid., p. 84.