De l’architecture au livre

La dédicace sur laquelle s’ouvre Description de San Marco adresse l’ouvrage « à Igor Stravinsky, à l’occasion de son quatre vingtième anniversaire ». Au-delà de l’hommage et de l’admiration dont elle témoigne, cette adresse liminaire joue aussi comme une clé, au sens musical du terme : une indication métatextuelle qui vise à caractériser le texte qu’elle introduit. Butor l’a confirmé plus tard en ces termes :

‘Le compositeur a expliqué que la division de son œuvre en cinq parties lui permettait de participer de la structure de la basilique. Il en est de même pour la mienne. 291

À l’instar de l’Emploi du temps, l’édition de Description de San Marco s’accompagne elle aussi d’un plan, placé non au début du livre, mais à la fin : celui de la basilique, que l’on déploie sans y trouver l’ajout d’aucune explication ni d’aucune indication. Il est « vide » : au lecteur de le déchiffrer. C’est qu’il se contente, si l’on peut dire, de faire écho à la composition même de l’ouvrage, lui aussi divisé en cinq parties. Butor insiste sur cette « structure enveloppante. Il s’agit là d’une question de topologie de notre espace 292». Il ajoute que la division de la terre en cinq continents n’est d’ailleurs nullement le fait d’un hasard, et c’est cette même division que lui a inspiré l’architecture de la basilique :

‘De cette bruine de Babel, de ce constant ruissellement, je n’ai pu saisir que l’écume pour la faire courir en filigrane de page en page, pour les en baigner, pour en pénétrer les blancs plus ou moins marqués du papier entre les blocs, les piliers de ma construction à l’image de celle de Saint-Marc.
Les cinq portes, les cinq coupoles. 293

De même que les cinq portes de la basilique s’ouvrent aux visiteurs, de même, dans le livre, une division en cinq chapitres reprend l’architecture de l’œuvre : La façade, Le Vestibule, L’intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances.

Mais le rapport va plus loin qu’une simple homologie de composition – le désir d’établir un dialogue textuel avec la construction de l’édifice, conduit Butor à chercher à donner au texte un mouvement inspiré par celui de la basilique : comment faire pour que le texte puisse se courber selon la forme de l’objet architectural ? « Comment plier ce texte en arc ? » (P. 38). Cette image de l’arc réfère évidemment d’abord à la courbe des voûtes de la basilique. Mais elle suscite également un intertexte biblique particulièrement adapté : celui de l’arc-en-ciel, qui représente la réconciliation entre Dieu et l’humanité et dont, dans l’ancien symbolisme chrétien, les principales couleurs étaient le rouge, le bleu et le vert, pour le feu, l’eau et la terre.

L’Ancien Testament dit en effet qu’après le déluge, Dieu a montré à Noé un arc-en-ciel en lui promettant que, par ce signe d’alliance, il n’infligerait plus jamais de déluge à la terre : Butor s’y réfère explicitement :

‘Je mets mon arc dans la nuée, et il deviendra un signe d’alliance entre moi et la terre… Et les eaux ne deviendront plus un déluge… » (p. 41).
Noé construisait un autel à Yahvé ; il prit de tous les animaux purs et de tous les oiseaux purs et offrit des holocaustes sur l’autel. (ibid.)’

Or, l’arc-en-ciel est comme la reprise divine de la forme de l’arche construite par le même Noé avant le déluge pour préserver la diversité des créateurs qui peuplaient la terre. Et l’examen attentif de la basilique de San Marco fait apparaître aux yeux de Butor qu’elle décrit à son tour une arche, et que, comme celle de Noë, émergeant au milieu des eaux qui entourent Venise, elle répond à sa vocation d’accueillir en son sein la diversité du monde :

‘Et tous les cris, toutes les conversations emportés dans ce monument, dans cette houle de foule, dans ce lent tourbillonnement, ces fragments et dialogues que l’on saisit, qui vont, viennent, s’approchent, tournent et disparaissent, montrent, s’engloutissent, transparaissent les uns dans les autres, s’interrompent les uns les autres, glissent, dans toutes les langues, éclats, relents, avec des thèmes qui émergent, s’organisent en cascades, canons, agglomérats, cycles. (P. 12)’

Plier le texte en arc signifie donc aussi le creuser en arche. Le dialogue qui s’établit à ce niveau entre le monument-basilique et le monument-texte amorce une réflexion sur le livre qui ne cessera désormais de solliciter Butor. Dans Improvisation sur Michel Butor, l’auteur, après avoir évoqué quelques problèmes liés au changement de la situation de la France par rapport au reste du monde, explique que depuis la guerre, l’un des problèmes majeurs rencontrés par l’écrivain est celui de la transformation du statut du livre par rapport à la réalité et à l’activité culturelle contemporaine. Selon lui, jusqu’à ces dernières années, le livre était considéré comme l’outil le plus important de la civilisation humaine : les trois peuples du Livre ne sont-ils pas les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans ? Et aujourd’hui encore tout tourne autour de l’écrit, qui persiste à se présenter sous la forme traditionnelle du livre :

‘[…] cette espèce de brique de papier blanc formé de feuille superposées que l’on va pouvoir parcourir294

Or, l’échange entre les arts et les cultures qui caractérise la modernité ne peut pas ne pas aussi s’étendre aux formes, et exiger qu’évolue celle par laquelle se transmet l’écrit. C’est une des leçons que Butor tire de la « lecture » de San Marco. Il place sa réflexion sur le livre à venir directement dans la suite de celle de Marcel Proust, qui, dans le Temps retrouvé, hésite entre deux images et deux formes du livre idéal : celles de la robe et celles de la cathédrale. Pour Butor :

‘La cathédrale, un Saint-Marc fabuleux, à l’œuvre inachevée (…). Le livre de Proust, tellement fermé à l’origine, tellement un refuge contre le monde, devient en grandissant (…) un livre ouvert dans lequel le monde doit pouvoir se voir. 295

Ce qui s’apparente, des années après, à une première étape de la méditation de Butor sur le livre naît de ce dialogue avec San Marco, où il se demande comment faire pour « restituer sur la page du livre l’espace des inscriptions de Saint-Marc 296 ». Et sa réponse consiste à opter pour une structure qui invite l’œil à sélectionner des parcours différents sur la page, tout en donnant une impression de stabilité : dans le chapitre le Vestibule, par exemple, le texte se plie ou se modèle selon un mouvement qui n’a de sens qu’à conduire vers le centre : « De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu’à son cœur » (P. 15).

Notes
291.

Butor, Michel. « Influence de formes musicales sur quelques œuvres », in Musique en jeu 4. JAMEUX, Dominique (dir.).Paris : Seuil, 1971. P.P. 67-77.

292.

L’Arc, n° 39, 4ème trimestre, 1969. P. 21.

293.

BUTOR, Michel. Description de San Marco. Paris : Gallimard, 1989. P. 13.

294.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 207.

295.

BUTOR, Michel. « Influence des formes musicales sur quelques œuvres » in Musique en jeu 4. JAMEUX, Dominique (dir.). Op. cit., p. 68.

296.

Ibid.