De Babel à la traduction

Lieu par excellence où convergent et conversent, sous le signe du sacré, des traditions culturelles, picturales, ornementales et linguistiques d’origines diverses, la basilique San Marco est devenue aussi, de nos jours, le point de rassemblement et le passage d’innombrables touristes issus de pays différents. Leurs propos forment un dialogue en patchwork particulièrement impressionnant, et plusieurs passages du texte de Butor s’attachent à restituer cette polyglossie qui fait le bruit de fond de la visite, et où se mêlent, selon les groupes, propos anglais, français, italiens :

‘Ah !- La gondola, gondola ! – Oh ! Grazie. – Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? (P. 10)
Décidément on rencontre tout le monde ici ! – How do you say in italian a glass ? » (P. 13)
– It’s so wonderful ! – Tu as vu cette femme aux lèvres rubis ? (…) It’s so nice ! (P. 64)
Comment dit-on en italien des bas-reliefs ? – Des Tunisiens. – Jérôme est avec vous ? – Un café. – Vieille famille vénitienne… – White pearl ! – Magnifique ! Moi, j’aimerais mieux celui-ci. – Il vous plaît ? Un pigeon. – Ici vous avez la libraire de Sansovino. – Giovanni ! – Lumière. – So wonder… – Vous croyez ? (P. 109)’

La diversité qu’évoquait, sur le mode architectural, la première appréhension du monument, renvoie, quand l’écoute se substitue au regard, à l’état de Babel juste après sa destruction. Pluralité linguistique dont la confusion est même parfois accentuée par des bribes de communication métisse :

‘– Tu as vu cette femme aux ongles corail, corail glacé, corail perlé, corail ice pear !
– Do you really like that, dear? Well… – Parle plus plus bas, c’est une église.- (P.44)’

Babel est d'ailleurs aussi présente dans l'écrit : juste avant le passage que Butor consacre à la représentation de la Tour de Babel, il relève l’inscription qui se trouve, de l’autre côté de la place, en vis-à-vis de la basilique :

‘ET DIXERUNT VENTITE FACIAMUS NOBIS » (« Ils dirent : Allons ! Bâtissons une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux !...’

Et Description de San Marco s’achève sur une dernière référence à la Tour et à ce que l’on pourrait appeler sa « transcription » langagière : « Voyez où est la Tour de Babel ? – Oro-Turchi. – Perles. – Perle. – Ombre » (P. 110).

Mais ce ne sont pas seulement les propos des touristes qui se croisent et se diffractent. Le caractère babélien de San Marco tient aussi à ce que s’y mêlent les registres sacrés et profanes, antiques et contemporains, écrits et oraux. Aux dialogues des visiteurs s’adjoignent les inscriptions latines et sacrées qui – invitations à la prière, citations de la Bible, titres ou commentaires de tableaux ou de fresques… – s’offrent aussi à la lecture et à la traduction. La distribution entre écrit/oral et sacré/profane ne résiste d'ailleurs pas au tourbillon verbal que développe le texte, puisque nous lisons même des passages morcelés : « Magnif-Wond-Incr », où le découpage des syntagmes et la mutilation des mots font résonance à ceux des textes bibliques et à leur abréviation effectués par les mosaïstes.

La transformation de San Marco en Babel, la nouvelle écriture qu'y expérimente Butor, se fondent donc, finalement, sur la rencontre de trois types de texte : le « ruban de dialogues »297, avec ses caractères en italique, qui fait entendre les exclamations des visiteurs, leurs interrogations, leurs émerveillements ; le récit, en caractères « romains », que tient le descripteur et qui s’ordonne comme une caméra subjective à l’intérieur des différentes salles de la basilique ; les citations latines enfin, entourées de grandes marges, doublées par les traductions de la Bible de Jérusalem et l’évocation précise de la décoration.

C’est par rapport à cette profusion que Butor aborde et interroge le processus de la traduction : comment faire pour qu’elle ne devienne pas l’homogénéisation réductrice de l’autre au même, en quoi elle consiste trop souvent ? Pour qu’elle ne rejoue pas, sur les feuilles d’un livre écrit en français, la lutte hégémonique dont l’omniprésence du latin sur les murs de San Marco porte la trace, et que conduisait jadis l’église chrétienne, « contredisant la volonté avouée de l’Eternel exprimé lors de l’affaire de la tour de Babel 298».

La première mesure pour échapper à ce danger consiste à soumettre les citations latines à une traduction plurielle qui en brise l’univocité.

‘Après avoir cité une ligne du texte latin inscrit, j’en ai donné la traduction française entière d’après la Bible de Jérusalem, traduction ici toute proche, l’inscription reproduisant d’abord assez fidèlement le texte sacré, puis de plus en plus éloignée, des raccourcis de plus en plus violents intervenant à mesure que le temps passe et dans la Genèse et dans des mosaïques. (P.29)’

Mais Butor veut aller plus loin et penser également le travail de restitution auquel il s’attache face à un tableau en termes de traduction (et non de description). Rendre une « atmosphère », et non seulement une représentation. Chacune des quarante scènes du Vestibule qui illustrent l’histoire de Joseph est ainsi présentée comme une variante dont la marque textuelle consiste en un certain usage du refrain :

‘Moi aussi j’ai rêvé…
L’or de la coupole devenant espoir de libération, miroitement de la faveur 
 […] mais j’ai poussé un grand cri… 
L’or de la coupole devenant silence bruissement dans lequel se serait noyé le cri de la femme. (P. 54)’

Ainsi en vient-il à éprouver un lien profond entre écrire et traduire : il s’agit chaque fois d’engager une méditation sur les possibilités de transposer les termes d’une culture dans une autre, et donc d’établir un dialogue qui permettra de les rendre complémentaires :

‘Si toute l’existence se structure comme un dialogue, on comprend que l’acte de traduction s’élève à la hauteur d’un rédemptionnel, chaque langue souffrant de ses propres déficiences et pouvant trouver dans la langue étrangère le complément d’un autre allié. 299

Loin de se réduire à imposer les lois d’une seule langue, de revendiquer l’état pré-babélien faisant primer l’universel sur le local, la traduction peut devenir l’opération par excellence de l’échange des différences. Ce qui est ici en jeu n’est pas une nouvelle traduction à trouver, mais un nouveau rapport au « traduire », qui s’analyse en termes d’énonciation, et non du seul énoncé. Traduire des cultures consiste à se demander non seulement ce que l’on traduit, mais pourquoi et comment on traduit : c’est donc aussi s’interroger sur l’intraduisible.

On retrouve ce sens et ce travail de traduction dans de nombreux textes de Michel Butor : dans Mobile, dans les Génie du lieu, dans Matière de rêves…Et on comprend, s’agissant de San Marco, que la page de titre ait gardé le nom propre italien300. À l’instar de l’architecture, la traduction implique collaboration : « le bon traducteur développe une affinité avec l’écrivain originel de nature quasi familiale301 ». Et elle conduit à une création que Butor trouve admirable : « Tout traducteur est un divin 302». C’est que par elle, la langue y retrouve une vocation plus vaste : elle n’est plus le vase clos, la gangue protectrice qui ne se définit pas par rapport aux langues étrangères. Elle devient proprement pluralité de langues : une voie vers le progrès de la communication, une ouverture aux échanges avec d’autres langues, comme avec d’autres textes.

Notes
297.

Michel Butor emploie ce terme pour désigner ce bloc textuel dans « Propos sur l’écriture et la typographie », in Communication et Langages, 13 mars 1972. P. 20.

298.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 86.

299.

GROSS, Benjamin. L’Aventure du langage. L’Alliance de la parole dans la pensée juive. Paris : Albain Michel. 2003. P. 172.

300.

Dans La Modification, on trouve des noms italiens et français. Quelque fois, l’auteur emploie une forme mixte.

301.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 193.

302.

BUTOR, Michel. Michel Butor par Michel Butor. Présentation et anthologie. Op. cit., p. 143.