Dialogue avec d’autres textes / Naissance d’un nouveau texte

Ultime spécificité et révélation de San Marco : elle ne se contente pas d’appeler le livre, elle est livre elle-même. Parmi tous les édifices occidentaux, elle est « peut-être celui qui comporte plus d’inscriptions » dit le narrateur-descripteur (P.26). Un ensemble métisse de briques, de petits cubes de verre, d’images et de textes, s’unit pour donner naissance à une seule œuvre de nature simplement architecturale et textuelle : une mise en dialogue s’établit peu à peu entre les matériaux et fait qu’on retrouve dans cette basilique « toute l’histoire du monde formant une boucle » (P.27).

La démarche s’effectue en plusieurs étapes : elle débute par une opération de déchiffrement (« j’ai déchiffré les inscriptions »), de sélection (« j’ai séparé les mots ») et de rétablissement (« j’ai rétabli ceux qui sont abrégés », P.28). Vient alors un second temps : celui de la citation et de la traduction. Or, comme le signale Else Jongeneel, ce travail de lecture-écriture, de discernement et de montage, « ressemble à l’écriture intertextuelle 303  », puisqu'il consiste en une certaine adaptation des textes existants en vue d’établir un dialogue avec ce que l’auteur écrit lui-même.

On pourrait dire que la basilique a d'abord une fonction de « réservoir » pour un texte butorien qui, comme elle, offre une mosaïque de citations, un assemblage composite d’éléments de nature différente. La question est cependant de savoir si le texte qui en résulte a les moyens d’acquérir une identité propre, d’unir de manière singulière le sens du même et le sens de l’autre.

C’est là qu’intervient une deuxième fonction du monument : celle de « modèle ». D’emblée la façade de la basilique nécessite d’effectuer une lecture et non point d’être vue comme un simple mur séparant l’église de sa place. Elle doit être considérée comme une partie intégrée et intégrante qui s’inscrit dans la continuité, comme « un organe de communication » (P. 15). « (…) vitrine, (une) montre d’antiquité » (p. 14), « habillée des dépouilles de Constantinople » (p. 20), elle est un musée qui expose les prises opérées par les expéditeurs vénitiens en divers territoires du monde méditerranéen, et elle se lit comme un feuilletage : plusieurs siècles après le remodelage byzantin inspiré par l’église des Saints-Apôtres de Constantinople, les vainqueurs ont rapporté de nombreuses colonnes et de nombreuses frises qui auraient été elles-mêmes déjà pillées sur des monuments antiques. Son métissage – c'est là sa fonction de modèle – se déploie entre remplacement et destruction. Le pillage n’est alors plus considéré comme un crime ou une faute. Paradoxalement, il devient un acte qui célèbre les pilleurs et leur donne légitimité car il aboutit finalement au métissage d’une œuvre architecturale somptueuse.

Butor se situe explicitement dans la lignée de ces pilleurs. Au niveau textuel, une opération de métissage tout à fait semblable est mise en œuvre pour susciter une nouvelle lecture. Il s’agit d’abord de repérer une multiplicité de voix, car : « jeu de citations est une interprétation, et sans jamais heurter de front l’orthodoxie, la Bible deSaint-Marc va nous donner une adaptation vénitienne du catholicisme, souvent fort éloignée de la tradition romaine » (p. 23). C’est l’étape de la Bible de Jérusalem (P. 29). Viendra ensuite celle de « la Bible dite de Cotton, au British Museum   » (P. 33), qui permettra de relier nombre de thèmes affichés sur les mosaïques à une tradition très ancienne. Plus tard, le visiteur poursuivra sa remontée dans le temps et trouvera même des références au texte de la Vulgate (P. 40)

Animée par cette communication de traditions successives, la construction devenue simultanée de la basilique et du texte se propose ainsi comme une lecture multiple fondée sur un principe de métissage. C’est parce qu’il assume à la fois la construction et la destruction des textes, des langues et des livres, que La Description de San-Marco réalise un dialogue des cultures – et répond à son modèle :

‘La basilique San Marco a une situation précise dans l’histoire de l’art également. Byzance est présent dans ce monument et l’Orient me fascine. San Marco c’est un joint, une charnière, la rencontre admirable de plusieurs monde. »  304

… Mais, parce que le monde ne se limite pas à l’espace méditerranéen, Michel Butor décide d’aller encore ailleurs pour écrire sur d’autres villes :

‘Mais la Méditerranée, me suis-je dit, ça ne suffit pas. Il faut quand même sortir de ce cercle-là. 305
Notes
303.

JONGENEEL, Else. Michel Butor, Le pacte romanesque. Op. cit., p. 186.

304.

« Michel Butor, architecte de San Marco », in La Gazette de Lausanne, 15-16 février 1964. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire V. I. 1956-1968. Op. cit., p. 233.

305.

BUTOR, Michel. « Les Sphères armillaires, Réponses à quelques questions sur Le Génie du lieu », in Butor aux quatre vents. Op. cit., p. 160.