A. Mobile : les États-Unis, lieu de rencontre entre la Nouvelle et la Vieille Europe

Dans sa présentation des États-Unis, Michel Butor range les États du pays selon l’ordre alphabétique d’un atlas français : « le nom de la Caroline du Nord se trouve à la lettre C et non à la lettre N (North Caroline»311. Commentant ce choix, Roland Barthes, souligne que, dans la mesure où les États de l’Union refusent tous les autres classements, de type géographique ou pittoresque par exemple, une telle présentation rappelle « la nature fédérale donc arbitraire » du pays : « Cette structure exprime, représente la mentalité américaine 312». Mais l’auteur de Mobile a procédé à cette modification pour mieux faire percevoir au lecteur francophone l’hétérogénéité, la multiplicité et l’inachèvement qui caractérisent le vingtième siècle, dans une attitude de méfiance envers la tentation de la linéarité et de la cohérence : une dénonciation de toute représentation unifiée de monde. Roland Barthes, ne fait-il d’ailleurs pas lui-même du fragment une arme contre l’idéologie ?

La répartition des noms obéit à trois rubriques : noms indiens, noms formés à partir des régions d’origine des émigrants (villes et villages anglais, allemands, français), et noms nostalgiques se transformant en noms utopiques, noms de création, noms moraux comme Eden, Utopia, Philadephia.

Ainsi, la difficulté de la réception de Mobile est proportionnelle à la volonté de comprendre l’Amérique313. Roland Barthes explique que la difficile réception du livre provient de sa singularité formelle, notamment de sa discontinuité apparente. Comme nous allons voir, le choix d’employer cet ordre alphabétique oriente le lecteur vers une découverte de nouveaux liens entre les éléments.

Mobile est dédié à un peintre américain : « À la mémoire de Jackson Pollock ». En quelques lignes placées sur la quatrième de couverture, l’auteur invite le lecteur à découvrir la réalité du Nouveau Monde en se déplaçant et à ne pas se contenter de voir les images ou d’entendre les histoires. Et cette réalité est appréhendée à travers un discours, mi-boniment mi-poème, évoquant les deux océans et même les oiseaux migrateurs :

‘Respirez l'air des 50 états !/ De ville en ville, de frontière en frontière, de la côte Atlantique à la côte Pacifique !/ Des centaines de fleuves, des centaines d'oiseaux, des centaines de voix !/ Les Européens, les Noirs, les Indiens !/ Vivez aujourd'hui avec votre famille la rigolade, l'aventure, le drame du passé, du présent et du futur de l'Amérique !/ Voyagez à travers un continent, à travers des siècles, pour jouir des frissons d'un spectacle grand comme l'Amérique elle-même !/ Excitation ! Aventure ! Education !/ Depuis la Nouvelle Angleterre coloniale jusqu'à l'Ouest des pionniers, des villes de la frontière Mexicaine aux ports des Grands Lacs, du Cap Canaveral au passage du Nord-Ouest !/ Feuilletez les ouvrages du grand peintre et naturaliste John James Audubon, lisez les déclarations du président Jefferson, et suivez un véritable procès de sorcière !/ Regardez les américains, vivez avec les américains, roulez dans leurs longues voitures, survolez leurs aérodromes, déchiffrez leurs enseignes lumineuses, flânez dans leurs grands magasins, plongez-vous dans leurs immenses catalogues, étudiez leurs prospectus, arpentez leurs rues, dormez sur leurs plages, rêvez dans leurs lits !/ Mobile !/ Une orgie de surprises et de frissons ! ’

Michel Butor ne prétend pas décrire l’ensemble de l’Amérique, mais plutôt à la présenter par référence à des totalités différentes, telle l’Europe, auxquelles elle s’oppose. Pour lui, la représentation d’un pays est toujours liée à celle d’un autre314. Cette liaison provient du fait que l’espace n’est pas statique : il est doté d’une mobilité qui mène sans cesse à d’autres lieux. Mais, dans Mobile, ces autres lieux peuvent être créés dans un même pays. Nous retrouvons ainsi le principe butorien selon lequel les frontières sont faites pour être ouvertes : il n’y a de terre que partagée. Dans la page d’un livre, comme sur la terre, pour créer un ensemble de rencontres, il faut « un long travail d’ajustement 315». C’est pour cela qu’il s’est efforcé, pour chaque État américain, de donner à cet ensemble la meilleure forme possible. Le classement des noms a été fait de telle sorte que dans chaque page se produise le plus grand nombre possible de rencontres, qui se manifestent à plusieurs niveaux. Elles nécessitent tout d’abord l’accueil du nouveau venu, afin qu’il parvienne à se retrouver et se reconstruire selon sa propre identité, même s’il ne se trouve pas sur la terre de sa naissance. Mais comment faire quand les nouveaux venus expulsent les natifs et les indigènes ? Comment réagir face aux tentations mortelles d’adaptations des Indiens à leurs exécuteurs ? Comment les nouveaux venus doivent-ils se comporter s’ils ne veulent pas devenir semblables à ceux qui ont été exterminés ?

Notes
311.

Ibid. p. 136.

312.

« A propos de Mobile. Deuxième entretien avec Michel Butor », SAINT AUBYN, Frédéric. The French Review, 1er février 1965.

313.

Dans un entretien réalisé par Jean Vuilleumier et publié dans La Tribune de Genève, 25-26 septembre 1965, Michel Butor explique la difficulté de la réception de ce livre : « A sa parution, le livre a provoqué un scandale ; aujourd’hui, l’ouvrage a fait son chemin. Beaucoup de lecteurs se sont habitués à lui. La forme de Mobile n’avait pas été concertée : il y avait là un gros risque, que j’ai été bien obligé de prendre. Mais j’étais très inquiet au moment de la publication, et la violente réaction de la critique et du public m’a secoué ».

314.

Dans L’Emploi du temps, le héros Jacques Revel est un Français installé en Angleterre ; dans La Modification, Léon Delmont est un Français qui traverse la frontière franco-italienne pour aller à Rome.

315.

« Les buts de l’ « Union des écrivains », PIATIER, Jacqueline. Le Monde, 29 JUIN 1968. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. I, 1956-1968. Op. cit., p. 357.