Création d’une nouvelle topographie

Le texte de Mobile commence curieusement par citer Cordoue, comme si Butor voulait partir de cette ville européenne pour faire passer son lecteur de l’Europe à l’Amérique :

‘nuit noire à
Cordoue, ALABAMA, le profond sud, 
nuit noire à
Cordoue, ALASKA, l’extrême Nord.’

On y verra la marque d’une hétérogénéité qui se retrouve au fil du texte dans le recours simultané à l’anglais et au français pour nommer les États : New Jersey, New Mexico, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Dakota du Nord, Dakota du Sud. Même si cette traduction épisodique a pour but premier de « rapprocher dans l’ordre alphabétique des régions [du Middle West] voisines géographiquement  316», elle s’inscrit aussi dans le projet plus général de créer un génie des lieux en faisant échec aux puissances tyranniques de l’identité.

Mais la mention initiale de Cordoue révèle surtout que l’intérêt majeur de Butor se porte sur les Européens d’Outre Atlantique, dont l’histoire lui permet une exploration systématique de la rupture entre les individus et les lieux où ils se trouvent :

‘Ils venaient chassés de l’Europe par les guerres de religion. (P. 90).’

Chassés de leur terre, ceux qui deviennent alors des immigrants se mettent en quête d’une autre – et les États-Unis accueillent les étrangers. Mais une voix anonyme les avertit : « Méfiez-vous de ce continent ! » (P. 37)

Cette voix peut signifier la peur d’un nouveau lieu, la crainte d’une rupture avec la mère patrie, mais aussi et surtout la résonance du passé terrifiant qui hante toujours cette terre américaine. Elle s’adresse aux Européens qui sont allés en Amérique pour s’enrichir, sans chercher à connaître vraiment leur nouveau pays :

‘Ils n’avaient qu’un idée en tête, c’était revenir en Europe pour se venger à l’argent… (p. 91)’

Placés en exil, et afin de surmonter leur néant identitaire, ils éprouvent le besoin de se retrouver, de renouer avec leurs semblables, dans l’attente d’un retour qui ne se réalisera peut-être pas, pour faire disparaître la distance qui les sépare de leur patrie. Ils cherchent donc à exister en « identifiant les Etats-Unis à leur Occident 317», et ne pensent qu’à créer une Nouvelle Europe :

‘Nouvelle France, Nouvelle Angleterre, Nouvelle Écosse, Nouvelle Brunswick, Nouveau York, Nouvelle Hollande, Nouvelle Suède, Nouvelle Orléans, Nouveau Hampshire, Nouveau Jersey, Nouvelle Amsterdam, Nouveau Londres sur une Nouvelle Tamise ». « Ne suis-je point encore, ou plutôt ne suis-je point déjà en Europe, puisque je suis bien à Milford ? (P. 99).’

Appellations exemplaires ; les immigrants donnent des noms déjà existants aux cités qu’ils bâtissent peu à peu en Amérique : Florence, Berlin, Waterloo, Oxford, Cambridge, Manchester, Glasgow, Bristol… Ces gens qui arrivent d’Europe, puis un plus tard de l’Est des Etats-Unis, éprouvent un besoin vital de nommer ces lieux nouveaux qui sont quelquefois un simple paysage, mais peuvent aussi être les lieux de rencontre de lignes idéales, les nœuds d’un quadrillage distribué sur un espace dont les particularités originelles ont été effacées. Ainsi s’explique la dédicace de Mobile à Jackson Pollock, un des représentants les plus caractéristiques de l’Action-Painting, conception dynamique de la création qui caractérise le renouvellement de la peinture américaine après la seconde guerre mondiale318. Michel Butor justifie ce choix par le fait que ce peintre réalisait son travail debout au-dessus d’immenses toiles posées à terre, en faisant couler de la peinture en surface, ce qui lui permettait de matérialiser de grands trajets d’un bout à l’autre d’un véritable territoire pictural. L’artiste prenait possession de ces rectangles en les explorant d’un bout à l’autre avec ces lignes auxquelles les mouvements de la main ajoutaient des boucles, qui dans ses tableaux le même rôle que les échangeurs d’autoroutes dans le paysage réel.

La relation entre l’écriture de Michel Butor dans Mobile et la peinture de Jackson Pollock tient aussi à un autre aspect. L’artiste américain est également l’inventeur d’une technique très particulière, connue sous le nom de « dripping », qui consiste à projeter la peinture, diluée à l’extrême, à la surface de la toile sans toucher cette dernière, créant ainsi de vastes réseaux de gouttes et de lignes colorées. Cette manière de peindre très particulière trouve son écho dans la façon dont Michel Butor organise le texte de Mobile en une série de fragments textuels disposés au fil des pages. Comme dans la peinture de Pollock, ces gouttes verbales finissent par tisser toutes ensemble l’immense réseau du livre et semblent elles-mêmes déposées à la surface de la page. De même que Pollock tourne autour de la toile posée au sol, Butor nous donne l’impression de circuler autour de l’espace américain afin de déposer les signes de son écriture révélatrice.

Une telle promotion de l’éclatement et du fragment, de l’enchevêtrement et du divers, tient à ce que le paysage américain est l’opposé du paysage européen : dans les États européens, habités depuis longtemps par différentes nations, existe un enracinement, tandis qu’en Amérique, après l’effacement des anciens habitants, se produit un mouvement de peuplement rapide issu de vagues successives d’immigration :

‘Oui, cela est, ces murs de verre avec leur délicat réseau d’horizontales et verticales sont merveilleux, le ciel s’y prend ; mais à l’intérieur de ces cases, toutes les bribes de l’Europe se trouvent empilées pêle-mêle.  319

C’est en se sens que, historiquement parlant, cette construction européenne va permettre au pays d’accueil de s’ouvrir à d’autres cultures et ainsi de créer un « génie » qui résulte de la production d’un ensemble – ethnique, social et culturel – particulièrement métissé. Tous les nouveaux arrivants diffusent leur mentalité dans cette nomenclature en gestation qui fait, en principe, dialoguer sans cesse la Vieille et la Nouvelle Europe. Mais en principe seulement… car la question se pose de savoir si l’Amérique devient vraiment au fil de son histoire un lieu compatible avec la promotion du dialogue des différentes cultures.

Notes
316.

HELBO, André. Michel Butor, Vers une littérature du signe.Op. cit., p. 68.

317.

Ibid. p. 47.

318.

Voir Répertoire III, p.p. 356-369 où Michel Butor cite Jackson Pollock.

319.

BUTOR, Michel, Répertoire III. Op. cit., p. 354.