Dialogue de jour, dialogue de nuit

Après appropriation par nomination des lieux, les nouveaux arrivés entreprennent de se construire une identité sociale sur le même modèle : en identifiant les États-Unis à leur Occident. Mais ce qui pourrait être l’amorce d’un dialogue multiculturel, où interviendraient à la fois les diverses cultures originaires et l’apport du nouveau pays, s’oriente tout autrement. À ce stade, il apparaît plutôt à Michel Butor que le processus identitaire se développe à travers deux dialogues distincts qui entrent en rapport dialectique : le dialogue de jour et le dialogue de nuit :

‘Dans l’ensemble, Mobile met en scène deux sortes de blancs : les « grands hommes » et la « population », décrites dans leur ensemble, particulièrement, dans leurs rêves. Il en résulte deux dialogues des blancs : dialogues de jour et dialogues de nuit320. ’

Le premier affiche les origines et se manifeste dans le rapport avec le reste de la société. Pour qu’une collectivité se développe, il faut qu’elle soit prête, en tant que corps social, à accepter la représentation de l’autre, qui, à son tour doit offrir une représentation positive de lui-même. Cette navette incessante entre représentation et identification est l’enjeu d’une dialectique du groupe : il faut afficher une image valorisante de soi pour dialoguer avec les autres. C’est la raison pour laquelle, même si les populations migrantes souhaitent accéder à une vie différente et meilleure, elles continuent dans leur grande majorité à vivre à partir de leurs valeurs locales propres, à renouer directement avec leurs traditions pour en tirer les parties essentielles de leur identité. Et c’est à partir de ces affirmations multiples et diverses que ces créateurs d’une Nouvelle Europe, née de la rupture et de l’exil, entendent créer une sociabilité. Les dialogues de jour se déroulent donc dans un cadre de politesse et de civilité superficielle :

‘(« Hello, Mrs. Greenwood !- L’immense marais d’Okefenokee,
- en continuant vers le sud, ») (P. 17).
(« Hello, Mrs, Warren ! ») « -Le lac de l’Enclume » (P. 55)’

Mais ils ont leur envers :

‘Ces dialogues de nuit vont nous donner, en quelque sorte, le revers des personnages, l’intérieur des personnages, mais comme on parle de l’intérieur d’un habit, ce qu’il y a dans leurs poches ou ce qu’il y a l’intérieur de leur chemise ou de leur costumes. Pendant le jour, ils ont leur costume, ils sont définis par leur costume ; pendant la nuit, c’est l’autre côté, le revers de leur costume, l’intérieur qui apparaît. 321

La nuit tient en effet une grande place dans l’ouvrage. L’auteur se plaît à en évoquer la dimension obscure : l’expression « nuit noire » revient à maintes reprises, qui à la fois symbolise l’intimité cachée et permet de la protéger. Les dialogues qui s’y tiennent restituent la réalité enfouie dans les cœurs ou les entrailles des personnages, révèlent ce qu’ils rêvent de faire ou avoir :

‘Elle rêve qu’elle se promène seule dans la nuit noire. (P. 117)
Qu’elle va dans un coin de sa ville qu’elle n’a jamais vu… (P. 118)
Il rêve qu’il s’embarque sur la mer. (P. 130)’

Or, les rêves sont le chantier du désir : ils murmurent ou esquissent ce qu’on n’a pas, ce qu’on cherche. Dans le cas des nouveaux immigrants qui sont ici mis en scène, ils ne disent ni la nostalgie de la civilisation très ancienne à laquelle ils sont en train de s’arracher, ni l’euphorie que susciterait l’idée d’une nouvelle civilisation à construire. C’est que nous n’en sommes plus au temps des Grands Pionniers. Le pays dans lequel ces immigrants arrivent s’est déjà constitué, fier de ses conquêtes, comme le rappelle ce passage emprunté par Butor à Benjamin Franklin :

‘[…] l’Amérique est le pays de travail, et nullement ce que l’Anglais appelle Lubberland, ou le Français Pays de Cocagne, où les rues, dit-on, sont pavées de miches d’un demi-boisseau ». (P. 244)’

Il faut donc en rabattre sur l’idée, ou l’espoir, d’un dialogue qui s’instaurerait entre l’Amérique et l’Europe, entre une civilisation lourde de culture, de pensées et d’œuvres, et une culture américaine dont Barthes souligne, à propos de Mobile précisément, qu’elle n’est «ni moraliste, ni littéraire 322». La seule réalité interculturelle qui s’offre à ces immigrés tard venus est de faire dialoguer entre elles leurs cultures européennes, reconnues mais cantonnées et par là même marginalisées… Ils confient alors à leurs dialogues de nuit leur désir de quitter cette nouvelle Europe reconstituée sur la terre américaine, leur rêve de refonder une nouvelle et impossible Amérique :

‘Si seulement il était possible de tout reprendre dès le début, si seulement la frontière était encore ouverte et que l’on pût fuir cette nouvelle Europe, et instaurer autrement de nouvelles villes… Il faudra que je me taise devant mescollègues et mes patrons. Ils penseraient que… Ils me soupçonneraient de… J’ai une femme et des enfants ; ils dorment ; ils rêvent ; je vois qu’elle sourit, les choses s’arrangent dans son rêve… (P. 157)’

L’espace du songe devient ainsi celui d’un échange qui n’a plus rien à voir avec celui des dialogues du jour. A travers leurs visions oniriques, les gens communiquent entre eux, mais d’une communication nocturne et cachée où chacun dissimule ses rêves et sait que l’autre tait les siens :

‘Je rêve de bisons, de troupeaux de chevaux, des Indiens de la prairie, des Saints du Dernier Jour et de leur marche à travers les États, des nouvelles terres… Mais je leur dirai, même à ma femme je dirai que je rêve d’avoir de l’argent ; et si jamais… si jamais j’avais de l’argent, si jamais le portier de ma banque…
— Qu’es-ce que tu as ? Pourquoi ne dors-tu pas ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu n’es pas comme d’habitude. Pourquoi me regardes-tu de cette façon ? Tu me regardes, on dirait presque comme un…
— Tais-toi. Il n’y a rien. Je suis tout à fait comme d’habitude. Dors, il n’est que… (P. 158)
Ma femme dort à côté de moi, je vois qu’elle rêve (…)
 Ma femme dort à côté de moi, je ne lui raconterai pas mes rêves. Elle dirait…Elle penserait… (…)
 Elle croirait que je ne suis pas normal ; elle me conseillerait d’aller voir un psychanalyste. Je suis bien qu’elle ne me raconte nullement tous ses rêves, elle aurait peur que… (P. 155-156)’

C’est que le rêve est aussi l’occasion de transgresser des tabous, puisqu’il y a « un certain nombre de choses dont il est difficile de parler et qui vont être compensées naturellement par des rêves 323». Il permet donc la singularité, et prend à ce titre une grande place dans l’ouvrage : Butor a même créé un alphabet des rêves, et «ce qui va être original, ce qui va constituer un individu original, différents des autres, cela va être une combinaison nouvelle de ces éléments 324».

Au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de Mobile, on constate que l’individualisme se renforce, que les psychologies se confirment par différence avec celles qui les entourent. Mais on constate aussi, par un mouvement inverse et parallèle, que les rêves se répètent de ville en ville, et que même si les phrases se conjuguent toujours à la première personne, elles tissent un « inconscient collectif » qui se manifeste à travers ces reprises et ces échos :

‘« LIVINGSTON, Grant. Tu éteins ? »
« Marion/ : ils éteignent » (P. 115).’
Notes
320.

Dans Mobile, on compte trois nuits et deux journées qui s’étalent ainsi : des pages 7-15 nuit, 16-113 jour, 114-168 nuit, 169-294 jour, 295-333 nuit.

321.

CHARBONNIERS, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p.193.

322.

BARTHES, Roland. « Littérature et discontinu », in Essais critiques. Paris : Seuil, 1964. (Coll. Tel Quel). P. 182.

323.

« Entretien avec Michel Butor », SAINT AUBYN, Frédéric. The French Review, octobre 1962. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, Vol. I, 1956-1968. P 204.

324.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p. 193.