La diversité culturelle

Pour exprimer les cultures, références et modes de vie des immigrants, Butor s’attache à maintes reprises à (d)écrire leur diversité. Le texte est émaillé de mentions qui soulignent le morcellement persistant des communautés évoquées, et le choix de recourir parfois à une spatialisation de l’écriture sur la page ne fait que renforcer ce sentiment d’émiettement. Les diversités évoquées se laissent regrouper autour de trois pôles : linguistique, religieux et coutumier.

Avec la diversité des langues, nous retrouvons évidemment Babel. Mais, Butor la présente moins comme une sorte de polyglossie généralisée, où l’on parlerait telle langue dans telle région ou quartier, telle autre dans d’autres, que comme un rite d’appartenance. Beaucoup d’immigrants conservent des liens étroits avec leur pays d’origine par la lecture des journaux publiés dans leur langue maternelle. Stratégie plus ou moins désespérée pour préserver l’équilibre des identités déplacées ? Le fait est, en tout cas, que les immigrants s’efforcent de conserver leur « génie » propre sur une terre où il est absent. Il en résulte une mosaïque étonnante à travers l’espace américain :

‘A Denever, Colorado, les Allemands lisent toutes les semaines le Colorado Herold. (p. 26)
A Denver, Colorado, les Japonais lisent tous les jours le Colorado Times. (P. 27)
A Omaha, les Tchèques lisent toutes les trois semaines le Hospodar. (P. 61)
Les Hongrois de Toledo lisent toutes les semaines le Hungarian American Weekly, ceux de Cleveland, tous les jours le Szabadsag. (P. 187)’

Deux critères s’(enchevêtrent ainsi continûment : le critère « européen », puisque les allemands lisent des journaux de langue allemande, les tchèques des publications de langue tchèque, etc. ; et le critère « américain » puisque le choix de ces journaux de référence varie selon les régions du pays d’accueil :

RICHMOND. 53 000 Norvégiens, 410 000 Polonais, les Grecs qui lisent le (National Herald), les Hongrois (Amerikai Magyer Nepazava), les Italiens (Il Progresso). (P. 297)
« les Polonais qui lisent le (« Nowy Swiat,
les Espagnols, la (« Prensa »)
les Suédois, (« Norden ») (P. 304)’

Ainsi, le mouvement même par lequel chacun tente de préserver son identité d’origine est sapé de l’intérieur par l’immensité et l’exploration de l’espace américain. Il n’y a pas « une » communauté arabe, polonaise ou portugaise : il y a, au fil des régions ou des villes, des micro-communautés étrangères qui communiquent entre elles, plutôt qu’elles ne se référent chacune à une macro-communauté. Comme le note André Helbo, « L’Europe ne peut constituer un critère d’unité pour les U.S.A. 325  » car les différences y existent au sein même des communautés européennes. Conserver sa langue maternelle signifie donc assurément préserver son identité culturelle, mais la mise en œuvre effective de cette préservation n’assure aucune unité collective : elle ouvre au contraire à un double émiettement (des communautés linguistiques dans l’Amérique, des diversités régionales dans une même appartenance linguistique) qui développe une Babel d’un nouveau genre : celui du multiculturalisme.

L’observation des religions est un autre terrain qui conduit à la compréhension des États-Unis d’Amérique. Actuellement, la plus grande diversité religieuse s’observe au sein de la nation. L’espace américain s’est peuplé rapidement d’immigrants venus par vagues successives, et cet afflux massif, issu de tous les pays d’Europe puis du reste du monde, permet de mieux comprendre la diversité des confessions qui occupent le territoire, et exercent leur influence dans la vie culturelle et politique du pays. Mais là encore, la dimension de l’éclatement, et l’hétérogénéité qu’il engendre, sont à l’œuvre. Car aux religions « importées – « L’église catholique romaine » (P. 12), « L’église luthérienne » (P. 62), « L’église des adventistes du septième jour » (P. 67) – se mêlent des religions nouvelles, apparues après la venue des immigrants :

‘Sur la colline Cumorah, près de Manchester, N. Y., Joseph Smith découvrait en 1823 des plaques d’or qui sont à l’origine du Livre de Mormon et de la religion des Saintes du Dernier Jour… (P. 204)
À GRENNEFIELD, Etat de vaches. En 1830, Joseph Smith organisa l’église des Saints du Dernier Jour ; il était parti pour le Missouri, mais préféra s’arrêter à Mentor, Ohio, où il gagna de nombreux convertis parmi lesquels Brigham Young qui devait lui succéder… (P. 212)
À Louisville 500 églises de 45 dénominations. (…) A Nashville, 643 églises : baptistes, catholiques romaines, presbytériennes, épiscopaliennes, nazaréennes, luthériennes, adventistes de septième jour… (P. 215)’

À cette mosaïque vient s’ajouter ce qui reste des religions antérieures à la conquête : les indigènes d’Amérique se rencontrent au sein de l’église de Peyotl, dont le but est de regrouper ceux qui :

‘[…] croient au Dieu tout-puissant et suivent les coutumes traditionnelles des tribus indiennes, la religion du père Céleste : développer les vertus morales, c’est-à-dire la sobriété, le zèle dans l’action, la charité, la rectitude, le respect mutuel, la fraternité et l’union, parmi les membres des divers tribus indiennes des Etats-Unis d’Amérique ; tout cela selon l’emploi sacramental du Peyotl… (P. 220)’

De la diversité à l’éclatement : le même phénomène qui « sape » l’unité des appartenances linguistiques se retrouve avec les religions : « On sait que les Européens d’Amérique pratiquent aussi d’autres religions toutes issues de la religion qu’ils avaient avant d’avoir quitté l’Europe» (P. 136). D’où la multiplicité et la profusion des sectes chrétiennes à travers le territoire, et le paradoxe de ces « re-ligions» qui multiplient les micro-liens au détriment de l’unité des grandes Eglises. La seule « re-ligion » américaine n’est finalement que celle de Washington et de la Maison Blanche… et la « « poussière des christianismes, si elle joue un rôle essentiel dans l’économie mentale de ce pays, est avant tout une expression de la nostalgie de l’Europe » (P. 137). On voit ainsi que la religion, qui devrait être le trait d’union entre les hommes, surtout s’ils invoquent le même Dieu, devient au contraire un sujet de division, qui renforce la coupure des immigrants d’avec eux-mêmes et d’avec les autres.

La relation des immigrés avec leur pays d’origine se définit enfin par l’extrême mobilité de leurs propres cultures, de leurs coutumes, de leurs goûts et de leurs caractères. Là encore, Mobile en accentue l’effet en usant de tous les signes d’une écriture paratactique. Il le fait à plusieurs reprises quand il aborde les coutumes cuisinières :

‘« Harvey’s Seafood House, poissons,
Colony, cuisine française
Holland House Tavern, hollandaise,
Christ Cella, Steaks,
Brauhaus, plats allemands,
Pantheon, grecs, (P. 252).
Prospectus :
 Restaurant de la Plantation :
Dîner élégant dans le cadre du vieux Sud. Partout, dans Freedomland, vous trouverez des restaurants intéressants avec décors et menus correspondant à leur époque et à leur lieu. La maison du steak à Chicago, restaurants italiens et chinois à San Francisco, mexicains à Tucson, restaurants laiteries dans le Middle-West. Plus de nombreux snack-bars pour vous servir un morceau dans une ambiance gaie et d’une étincelante propreté… (P. 257)
Stouffer’s spécialités américaines (…) Hickory House, steaks (P. 301).
Côté Basque, cuisine française,
Berkowitz, roumaine, (P. 304)’

C’est aussi le cas quand sont évoquées les chaines radiophoniques : la radio WBNX diffuse des « émissions italiennes », tandis que WFUV-FM se consacre aux émissions allemandes et WWRL aux émissions arabes (P. 252) :

‘WBNX, émissions ukrainiennes,
WEVD, émissions norvégiennes,
WFUV-FM, émissions polonaises. (P. 297)’

Émiettement, particularisme, parataxe, hétérogénéité, sécessions multiples : la représentation que donne Mobile de la diversité américaine se développe ainsi, dans un premier temps, à l’opposé de tout travail interculturel, de tout dialogue véritable, et donc de toute culture propre qui en serait issue :

‘Les États-Unis sont une projection de la vieille Europe puisqu’ils englobent un tel nombre de communautés européennes ayant transféré là-bas une part de leurs habitudes de vie et de leur affectivités, leur religiosité et dans un autre sens une projection singulièrement privée sur certains point de ce même sol occidental. 326 ’

L’écriture fragmentaire, disséminée spatialement, qui dit et traduit cette multiplicité fait d’une certaine manière écho à celle de Description de San Marco ; mais là où celle-ci développait le pluriel dans l’architecture ressemblante d’un livre-cathédrale, celle de Mobile accentue la brutalité d’un éparpillement brut, comme pour signifier qu’il n’y a plus, maintenant, à chercher un principe d’unité cachée. D’où les réserves qui ont marqué la réception de l’ouvrage : il systématisait l’éclatement sans offrir de perspective, ou de prise, rassurante.

Cette première approche de l’univers américain est d’ailleurs renforcée lorsque Butor quitte l’immédiat et le spatial pour s’intéresser (simultanément) à l’historique et au temporel. Et là, la rupture avec Génie du Lieu est patente : autant les monuments où cités qu’il parcourait alors inscrivaient dans leur architecture ou leur urbanisme l’histoire d’une rencontre – conquête et dialogue mêlés – entre l’Orient et l’Occident, autant l’Amérique des États-Unis se fonde sur une négation de sa propre histoire originelle, une destruction de l’autre, un refus de s’inscrire dans une continuité.

Notes
325.

HELBO, André. Michel Butor, Vers une littérature du signe. Op. cit., p. 48.

326.

LECOMTE, Marcel. Mobile par Michel Butor. Bruxelles : Synthèse, LAMBILIOTTE, M. (dir.), 15 Mars 1962. P. 491.