B. La question de l’autre

Michel Butor est sans cesse hanté par la question de l’autre. C’est la raison pour laquelle il passe toujours de l’autre côté des surfaces, des apparences et des décors327. L’exemple des États-Unis illustre bien la possibilité de dialoguer avec les autres, mais cette apparence pousse l’auteur à s’interroger sur la diversité et à explorer en profondeur l’histoire de l’Amérique. Il n’oublie pas qu’elle est fondée sur un « meurtre essentiel », qui ne cesse de se poursuivre, puisque la loi autorise la diversité des langues européennes, mais interdit celles des Indiens. Dans Mobile, cette question de l’autre est présentée à partir des citations et discours historiques, l’auteur donnant la parole aux représentants des américains, depuis l’origine jusqu’à 1962, année de la publication du livre. Mais la question est déjà abordée dans Degrés parudeux ans plus tôt, oùl’auteur analyse les textes proposés aux élèves à propos de la découverte et de la conquête de l’Amérique. Il cite, par exemple, la façon dont, dans « Des coches », Montaigne évoque la manipulation des Indiens par les Espagnols:

‘[…] nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d’inhumanité et cruauté, à l’exemple et partant de nos mœurs. (Degrés, P.287) ’

À partir de là, Vernier transmet un double message. D’une part, comme le signale Barbara Havercroft, il renvoie à une « autorité » pour attester de l’authenticité de cet aspect de la conquête. D’autre part, en mettant en valeur Montaigne, il introduit une « responsabilité collective » qui a consisté à étouffer l’autre, l’Indien, et à lui interdire de devenir « je ».

C’est que l’histoire de la découverte de l’Amérique s’inscrit d’abord sous le signe d’une quête de la richesse : la recherche de l’or puis, plus tard, de l’argent. Même si Christophe Colomb s’est davantage soucié de propager la religion chrétienne plutôt que de trouver de l’or, il recourut à l’attrait de ce dernier pour convaincre les rois d’Espagne de financer ses expéditions. Mais ce qui n’était alors que promesse et mirage conduisit à une vraie découverte d’or et d’autres métaux précieux, et enclencha le cycle de la soumission et de l’esclavage, sans aucun souci des habitants indigènes :

‘[…] ils s’efforcent de récolter le plus possible d’or dans les délais les plus brefs, sans chercher à savoir quoi que ce soit des indiens. (Degrés, P. 104)’

Dans Mobile, l’évocation des Indiens témoigne également des crimes commis envers eux :

‘Le long du golfe du Mexique prospéraient les Indiens Choctaw ; ils étaient environs vingt mille il y a un siècle. Obligés d’émigrer, les uns se perdirent dans la confusion de l’Oklahoma, d’autres s’enfuirent vers l’Ouest ; il en reste quelques centaines en Louisiane et au Mississipi… (P. 37) ’

Le moindre paradoxe n’est d’ailleurs pas que la présence des Indiens a facilité aux nouveaux venus l’occupation de leur territoire : « Les nouveaux occupants n’ont pu se diffuser, se disperser sur le territoire, n’ont pu occuper si vite tout ce territoire que parce qu’il y avait les Indiens auparavant et que les Indiens avaient fait des pistes, etc. 328  ». Mais l’Amérique n’a pas profité de ces pistes pour créer un métissage.

Notes
327.

CALLE-GRUBER, Mireille. « Thèmes, variations, suites et non entretiens avec Michel Butor », in Les Métamorphoses-Butor. Entretiens. Sainte-Foy (Québec): Le Griffon d’argile. 1991. p. 41.

328.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Miche Butor. Op. cit., p. 229.