Le meurtre de l’Indien ou le commencement de l’histoire des Américains

On sait que Todorov, lorsqu’il s’est ultérieurement, attaché de son côté au statut de l’autre dans la conquête de l’Amérique, a proposé une analyse assez nuancée : s’il explique bien la manière dont les Indiens ont dû apprendre sous la contrainte la langue espagnole, il souligne aussi ce qui, dans cet apprentissage forcé, a ouvert finalement le chemin vers un métissage des cultures. La Malinche, qui s’était mise comme traductrice au service des espagnols, n’est-elle pas devenue une figure populaire contradictoire : symbole de la trahison et mère symbolique du peuple mexicain ?

‘Les Mexicains après l’indépendance ont, en général, méprisé et blâmé la Malinche, devenue une incarnation de la trahison des valeurs autochtones, de la soumission servile à la culture et au pouvoir européens. Il est vrai que la conquête du Mexique eût été impossible sans elle (ou quelqu’un d’autre jouant le même rôle), qu’elle est donc responsable de ce qui s’est produit. Je la vois pour ma part sous un tout autre jour : elle est d’abord le premier exemple, et par là même le symbole, du métissage des cultures ; elle annonce par là l’État moderne du Mexique, et, au-delà, notre état présent à tous, puisque, à défaut d’être toujours bilingues, nous sommes inévitablement bi-ou tri-culturels. 329

Butor, lui, n’entre pas dans de telles nuances :

‘Quand les Indiens Cherokees invitèrent les missionnaires à venir s’installer parmi eux et à ouvrir des écoles pour leur enseigner leurs secrets, ceux-ci, jugeant que la langue des Indiens ne pouvait pas s’écrire, et ne modifiant nullement les méthodes qu’ils avaient apportés d’Angleterre, n’obtenaient que peu de résultats » (Mobile, P. 16).’

C’est que, même habillée de l’idéologie missionnaire, la décision d’écrire pour les Indiens des livres en espagnol et de s’en servir pour reproduire un mode d’enseignement importé d’Europe, n’apparaît finalement que comme une forme de génocide culturel – et le prélude à un génocide tout court. Butor ne s’y trompe pas, qui note quelques pages plus loin :

‘Les premiers exploiteurs découvrirent au sud de la Floride de nombreuses tribus indiennes. Les Calusas par exemple, plus de trois mille en 1650, chassaient, pêchaient, ramassaient des coquillages. Excellents marins, ils voyageaient au moins jusqu’à Cuba. En 1800, sous la domination espagnole, revenue après un court entracte anglais, ils n’étaient plus que quelques centaines. En 1938, sous le joug des Etats-Unis, les derniers survivants furent déportés dans l’Oklahoma, alors appelé territoire indien, avec la majorité des Séminoles. Quelques-uns s’enfuirent à Cuba. (P. 18)’

Telle fut la conquête. Une histoire qui commence par le meurtre de l’Indien, dont le souvenir paraît à Butor hanter encore la conscience des habitants en 1962, et qui ne leur est devenu supportable que par un « transfert » imaginaire et mythologique assez étrange:

‘Comme chaque ville des Etats-Unis était fondée sur quelque meurtre récent difficilement mais énergiquement oublié, l’assassinat de Lincoln réussit à donner à ce meurtre originaire obscur une représentation éclatante. Il devient pour les Européens d’Amérique l’image même de la victime, de leur victime. Les yeux da sa statue brûlent de tout ce sang. (P. 136)’

« Les Européens d’Amérique »… Butor n’en démord pas tout au long de Mobile : les Américains furent d’abord des Européens, qui ont apporté dans leur exode leurs problèmes et leurs contradictions. On ne peut donc mettre en accusation la seule Amérique : « ce que nous pouvons reprocher aux États-Unis, c’est toujours quelque chose qu’au fond nous devons reprocher à nous-mêmes » 330 , dit-il à Georges Charbonnier. En quoi il ne fait que retrouver une remarque de Montaigne citée dans Degrés :

‘Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passez au fil de l’espée, et de la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation de perles et du poivre : méchaniques victoires. (Degrés. P. 291)’

Mais le déni des origines ne les supprime pas, et il se prête tôt ou tard à un retour du refoulé… Malgré les atrocités commises pour les effacer, les traces des cultures indiennes originaires rappellent leur capacité à générer cérémonies et rites d’une ampleur bien supérieure à celles des européens, condamnées, on l’a vu, à l’émiettement :

‘[elles] n’en représentent pas moins un ensemble (…) qui réussit à relier non plus des centaines mais des millions d’individus. (P. 136) ’

Pour Butor, il ne faut nul doute que l’Indien a été exterminé parce que, existant comme culture, il faisait peur. Une fois passées la découverte et les premières conquêtes – et à la différence des conflits qui marquèrent les relations entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien –, les véritables « conquérants » de l’Amérique ne furent pas des soldats mais des immigrants qui venaient faire fortune. Or, on ne construit pas de dialogue à partir de la peur ; on ne crée pas une culture métisse si l’autre est perçu comme menaçant. Les nouveaux maîtres, qui s’étaient exilés pour échapper aux inégalités dont ils se sentaient victimes chez eux, ne pensèrent qu’à les rétablir à leur profit. Mais comment faire un esclave de celui dont on a peur ?

‘Et l’Indien, expression, visage, langage de ce continent scandaleux, insérait trop de terreur pour qu’on pût le faire travailler autrement (…) comme on avait été chassé d’Europe ou de nouvelle Europe par une injuste misère, et que l’on voulait renverser cette inégalité qui vous avait chassés de votre pays, afin d’avoir de soi un plus pauvre que soi vous enrichissant, plutôt que de tenter de domestiquer l’Indien, on préféra importer de faux indigènes… (p. 107)’

Le recours massif à l’esclavage des noirs africains constitue, dans l’analyse de Butor, le pendant de l’extermination des indigènes : une manière économique de remplacer une main d’œuvre que le meurtre collectif avait supprimée, mais aussi et surtout le masque noir qui permettait (ou devrait permettre…) de conjurer le souvenir de l’Indien, d’oublier que l’Amérique n’était pas simplement une nouvelle Europe :

‘Ainsi, ils nous ont servi à nous masquer ces yeux indiens, le regard indien, le scandale indien. Entre une terre qui nous disait : non, vous n’êtes pas en Europe, et nous qui voulions que ce fût l’Europe, nous avons étendu cet écran noir … (p. 109)’

Notes
329.

TODROV, Tzvetan. La Conquête de l’Amérique. La Question de l’autre. Paris : Seuil, 1982. P. 107.

330.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p. 230.