Freedomland

La première forme de ce « nouveau » dialogue prend acte qu’un passé sombre existe, mais qu’il faut se libérer de son carcan pour ne se pencher que sur l’actualité et les merveilles de la nature : plutôt que céder à la tristesse de la mémoire est absurde, il convient de saisir la diversité autrement, et de ne pas hésiter à découvrir et à montrer ce qu’il y a de l’autre côté :

‘De nombreuses merveilles de la nature ont été transplantées à Freedomland. Il y a des forêts à l’échelle, une maquette des montagnes Rocheuses en perspective, des grands lacs miniatures, un panorama des plaines de l’Ouest. Le feuillage naturel inclut des courges qui poussent sur les vignes ; des plantes du désert dans l’Arizona et le New Mexico, des magnolias et des lauriers-roses autour de la Nouvelle-Orléans… (P. 197)’

Situé dans un domaine de 205 arpents, le parc de Freedomland a la forme des Etats-Unis (P.148). Si, dans la basilique San Marco, la rencontre admirable de plusieurs mondes provoquait chez Butor une véritable fascination, c’est, dans ce plus grand centre de distraction familiale du monde335, d’abord la diversité luxuriante de la nature américaine qui le frappe et le retient : de la rencontre des plantes et des espèces naît un mélange culturel qui est à sa manière gage de paix et, comme le déclare le maire de New-York, emblème de l’américanisme :

‘Nous souhaitons donc bonne chance à Freedomland pour atteindre ses fins élevées, et nous lui faisons confiance pour répandre le message de l’américanisme, aussi bien que l’esprit de New York, par la nation et par le monde. (P. 201)’

Conçu pour accueillir trente-deux mille personnes à la fois (p.202) et servir trente mille clients à l’heure dans ses restaurants les plus variés, il semble aménager un idéal de dialogue et de coexistence des civilisations et des cultures, et vouloir contribuer ainsi à l’édification d’une civilisation humaine harmonieuse. Butor rapporte les termes du prospectus qui en vante la dimension multiple et harmonieuse :

‘– Prenez une diligence !
– Prenez un navire spatial !
– Prenez un bateau à aubes !
– Et bien d’autres choses, bien d’autres encore !
– Assistez à l’incendie de Chicago !
– Assistez au relais du Pony Express !
Au Mardi Gras de la Nouvelle-Orléans !
Au tremblement de terre de San Francisco !
– Voyagez d’un côté à l’autre !
– La plus grande détente que votre famille n’ait jamais connue !
– Revivez les aventures historiques !... ») (p. 204).’

Pour parvenir vraiment à cette « détente jamais connue », il faut savoir sortir de l’impasse que constitue le fait de penser en termes d’exclusion. L’appel est adressé au pluriel et les aventures proposées offrent à tous les êtres humains le parcours de diverses traditions culturelles. C’est le défi d’une praxis de l’homme qui se pose ici. Elle ne dénie d’ailleurs pas le passé : lorsqu’on se trouve, par exemple, à bord du bateau à aubes avec « piano, banjo, danses et chansons » sur les grands lacs de Freedomland, on peut même apercevoir un village indien où la vie ancestrale subsiste dans son état initial, avant l’arrivée de l’homme blanc (p. 256)… Mais elle ne le situe que comme un élément parmi d’autres d’un présent admirable, et le dilue dans un projet que Mary Martin salue car il « renouvellera en chacun de nous l’orgueil et l’intelligence de l’Amérique, qu’il est si important pour nous tous d’apprécier au maximum en ces temps que nous vivons… » (P. 258).

Pour Butor, l’enjeu est donc d’estimer l’Amérique à travers le dialogue pluriel qui lui permet, dans le contexte contemporain, d’être lue comme une mission de Paix. Pour initier à un échange plus profond et plus constructif entre les civilisations et les cultures, il faut passer par la multiplication, qui favorise le rapprochement et l’entente entre les peuples, et affermit les liens humains. Ce que les États-Unis n’ont pu mettre en œuvre dans l’histoire de leur création, ils le réalisent à Freedomland, sous le signe du gigantisme et de la diversification : 5000 costumes originaux d’après 300 modèles destinés aux sections historiques, plus de 1000 photographies et pièces de l’Amérique d’autrefois (policiers des années 50, premiers pompiers et cheminots, pionniers, Indiens, cow-boys, soldats de la guerre civile en Bleu ou en Gris…).C’est àpartir de là que peut s’élaborer une coexistence des civilisations et des cultures qui contribue au rapprochement des peuples et des nations tout en aidant à surmonter les blocages qui subsistent dans la mémoire collective. Michel Butor laisse même entrevoir que les États-Unis pourront même devenir un jour meilleurs qu’ils ne sont maintenant336 : « EDEN », qui surgit à la fin du livre, offre cet espoir utopique d’un authentique Nouveau Monde, car dans aucun autre pays du monde, peut-être, la nature, au sens quasi romantique du terme, n’est aussi visible (« il n’y a qu’en Amérique qu’on entend chanter tant d’oiseaux  337 ») , et qu’elle possède donc, par là, « une possibilité offerte à l’humanité de réviser ses conceptions et de corriger ses erreurs  338 ».

Notes
335.

Après le développement de la vie urbaine, l’Amérique craint de perdre contact avec la nature. Dans « Le Land art et le mythe américain de la Frontière : une nostalgie de la conquête », Serge Paul signale la mobilisation des intellectuels, des poètes comme (Whitman) et des artistes pour préserver ce qui reste des derniers espaces sauvages : « Yellowstone devient en 1872 le premier d’une longue série de parcs nationaux ». Voir Écrire la frontière. Limoges : Pulim, 2003. P. P. 93-110.

336.

« A propos de Mobile. Deuxième entretien avec Michel Butor », SAINT AUBYN, Frédéric. The French Review, février 1965. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 1 : 1956-1968. Op. cit., p. 270.

337.

Ibid. P. 183

338.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 75.