Les chutes du Niagara

Le dialogue des cultures est donc perçu à l’origine comme instrument de Paix. Il semble cependant nécessaire aujourd’hui à Butor, dans un monde qui s’affirme de plus en plus comme global plutôt qu’international, et où de nouvelles dynamiques se font jour, de repenser la dynamique américaine en tant que moteur d’un véritable changement. Aussi important qu’ils soient les espaces géographique et historique ne sont évidemment pas les seuls moyens susceptibles de développer un tel dialogue ; Butor confie également à un espace poétique le soin d’accompagner la modification de notre conception du monde. Et c’est là que se trouve à ses yeux le rôle de la littérature :

‘la littérature transforme la réalité. Le seul fait de constater un certain nombre de choses fait qu’elles ne peuvent plus rester comme elles étaient avant cette constatation. Un écrivain n’a pas besoin de s’engager. Il lui suffit de sa littérature. Presque tout ce qui fait notre vie passe par le langage. Dès qu’on touche au langage, on transforme la réalité. Il y a des choses que nous ne savons pas dire, faute de trouver l’expression juste. Si on arrive à cette expression, des pans de murs entiers s’écroulent, et on découvre des horizons tout neufs. C’est cela changer la vie. 339 ’

Mais « l’expression juste » ne peut advenir qu’au terme d’une familiarité acquise avec les lieux et les êtres, une connivence sans laquelle leur spécificité resterait inaperçue. À cet adepte de la civilisation méditerranéenne, il a fallu un séjour prolongé en Amérique pour en saisir le rythme et les couleurs propres, bien distincts de ceux qu’il avait appris jusque là à connaître :

‘plus mon séjour s’est prolongé plus je me suis rendu compte que les outils qui fonctionnent très bien pour les villes de la Méditerranée ne me permettaient plus de parler avec justesse des États-Unis. 340

6810000 litres d’eau par seconde est le fruit de ce désir de « parler avec justesse des États-Unis », c’est-à-dire, en l’occurrence, de suivre, sous le sceau de la nature, une logique des thèmes et variations comparable au mouvement des eaux dans les chutes du Niagara.Le dialogue qui s’établit entre elles et l’Amérique lui paraît se fonder tout d’abord sur le mot « chute ». En référence à une histoire (et notamment une naissance) qui s’est déroulée non sur le mode de transmission mais de façon brutale avec le déferlement des conquérants puis des immigrants, le mot prend un double sens : la chute des Indiens, qui signifie une suppression ; et la chute qui dit le commencement brusque341. C’est en liant les deux qu’apparaît une nouvelle forme de dialogue. D’ailleurs c’est l’absence de monuments historiques issus d’un riche passé culturel qui fait des chutes de Niagara un monument naturel connu et admiré dans le monde entier.

Dès le début de 6810000 litres d’eau par seconde, le lecteur est informé des nouvelles formes d’écriture mises en œuvre dans l’ouvrage :

‘Les lecteurs pressés prendront la voie courte en sautant toutes les parenthèses et tous les préludes. Les lecteurs moins pressés prendront la voie longue sans rien sauter. Mais les lecteurs de ce livre s’amuseront à suivre les indications sur le fonctionnement des parenthèses et à explorer peu à peu les huit voies intermédiaires pour entendre comment, dans ce monument liquide, le changement de l’éclairage fait apparaître nouvelles formes et aspects.’

On retrouve ce désir de correspondance entre le monument et le livre qui habitait déjà San Marco : un livre qui dise et montre à la fois. Il s’établit ici entre les bruits du monde et les mots. Dès sa première visite aux Chutes, Butor a été fasciné par leur sonorité, et le texte en quelque sorte stéréophonique qui en naît veut témoigner de cette expérience342 : comme le relève Jean Royer, il « ne se contente pas de remplacer ce qu’on disait auparavant par autre chose. Il maintient la plaie ouverte. Il déchire le rideau qu’il y avait. Il ne remplace pas un rideau par un autre  343».

C’est dans cette rencontre entre sons et mots que sont présentés les visiteurs et leur extrême diversité : deux jeunes mariés, deux vieux mariés, une jeune et un plus vieux, une vieille et un plus jeune, des solitaires timides et peu entreprenants, des veufs, des séparés temporaires, un couple de Noirs jardiniers, etc. Car le site leur donne paradoxalement, dans l’énormité sonore qui est la sienne et qui les empêche de s’entendre au sens physique du terme, la possibilité se de rencontrer. Il en résulte un dialogue de sourds, un dialogue de bruits – un dialogue pourtant…

‘Chaque personnage parle comme s’il était seul, ce sont pourtant des dialogues entre ces sourds : les pensées de Hugh répondait à celles de Gracie, pas aux autres, celles de Juliet à celle d’Ivo. La solitude des trois autres est plus complète ; ils ne se sont jamais adressés la parole. Karl et Lena se sont vus seulement. Morris est avec une morte. (p. 175) ’

C’est que les chutes renvoient tous ceux qui s’y rendent à une méditation sur eux-mêmes, leurs problèmes quotidiens, leur passé et leur vie future. L’architecture sonore y est telle qu’elle semble les purifier de leur péché originel – le génocide des Indiens et l’esclavage –, les laver des maux qu’ils ont reçus en héritage. En ce sens, le premier effet des Chutes est de réconciliation individuelle et collective à la fois.

Mais la diversité ne s’arrête pas là. La représentation stéréophonique couvre les douze mois de l’année afin de mieux nous permettre d’assister à toutes les variations qui les affectent : couleurs, température, lumières. Elles changent sans cesse la substance du paysage et présentent au regard ses différents aspects, avant de se clore sur le mois de mars, c’est-à-dire au début du printemps – ouverture sur le devenir plutôt qu’achèvement d’un cycle. Ce faisant, Michel Butor modifie radicalement l’esthétique de la description, de la représentation du lieu, car il «l’a motivé, en le décrivant sous l’effet du mouvement et du passage ; c’est lui qui a compliqué tout ce que nous entendons, depuis Proust, par le nom de lieu344 ». Et il donne en même temps (ou en conséquence) une nouvelle forme au livre, dont il signale que ce texte a été écrit avec des crayons de couleur345. Les variétés de roses, de glaïeuls, d’iris jouent un rôle de commentaires, de résonateurs, servent au « dialogue entre les différents personnages qui se promènent dans les Chutes du Niagara 346 » et « imagent » en quelque sort le bigarré culturel à travers la figure multicolore de l’arc-en-ciel :

‘… des arcs-en-ciel sans nombre se courbent et se croisent sur l’abîme. (P. 14)
Des arcs-en-ciel sans nombre se font du gouffre. (p. 83)
Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l’abîme. (P. 278)’

À l’instar de San Marco où le texte se courbe pour devenir arc, voire arche, les arcs-en-ciel du Niagara, comme le signale Mireille Calle-Gruber, font naître des « arcs-en-texte 347  ».

‘La masse du fleuve, qui se précipite au midi, se bombe et s’arrondit comme un vaste cylindre au moment qu’elle quitte le bord, puis se déroule en nappe de neige et brille au soleil de toutes les couleurs du prisme ; celle qui tombe au nord descend dans une ombre effrayante comme une colonne d’eau du déluge. (P. 14)’

N’est-ce pas déjà Chateaubriand qui associait, en référence au déluge, l’arc et l’arche ? Comment Michel Butor a-t-il plié ce nouveau livre pour en faire l’arche qui sauve les Américains du déluge ? Comment ce monument naturel permet-il d’établir un vrai dialogue ? Ce dernier se déroule d’abord, à vrai dire, avec Chateaubriand, dont 6810000 litres d’eau par seconde propose la récriture des descriptions des chutes du Niagara dans l’Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes et à la fin d’Atala. Butor les choisit comme matière première à dynamiser, et recourt pour cela à l’écriture musicale du « canon » : le même texte est récité deux fois par deux lecteurs différents, avec un léger décalage entre eux. Les deux figures verbales et musicales s’intercalent alors pour produire un nouveau texte, selon un principe qui servait déjà de fil conducteur à Jacques Revel dans L’Emploi du temps:

‘Le texte apparaît en surimpression sur lui-même, on a donc un troisième texte à l’intérieur duquel on reconnaît très bien des éléments qui reviennent et des éléments qui sautent, en quelque sorte, sur les autres. 348 ’

La description de Chateaubriand, citée par un speaker, est lue ou récitée par un lecteur qui guide le lecteur (ou l’auditeur) du livre tout autour du monument, tandis que se détachent les dialogues et monologues des visiteurs. Entre ces voix multiples se glisse également la voix commentative de Butor qui fait du monument un lieu à l’échelle de San Marco.

‘Les chutes du Niagara […] étant un lieu très important de la mythologie américaine, puisque c’est la capitale des voyages de noces pour ce contient, c’est une sorte de Venise du nouveau monde. 349

Cette reconstruction, accomplie par un travail de métissage, donne lieu à un nouveau regard sur les États-Unis. Alors que les monuments architecturaux et historiques que nous avons évoqués précédemment ont pu se développer grâce au dialogue des cultures, c’est grâce aux conditions naturelles particulières du continent américain que la civilisation des États-Unis

‘aurait réussi le miracle de s’accroître sans vieillir, sans perdre son harmonie, sans qu’intervienne cette scission fatale entre nous-mêmes et nos instincts, entre nous-mêmes et le reste du monde… 350

Les chutes du Niagara peuvent également être comparées à la chute de la Tour de Babel. La seconde a conduit à l’ouverture vers d’autres lieux, d’autres civilisations, et a permis de renverser le mythe de la malédiction ; les premières s’inscrivent au contraire dans une continuité de l’espace qui permet donc de voir l’Amérique comme une « fontaine de Jouvence ». Dans Répertoire II, traitant de Chateaubriand et l’Ancienne Amérique, Butor précise :

‘L’Amérique doit être le bain de Jouvence qui rajeunira notre civilisation vieille, qui nous permettra de retrouver la jeunesse de ce que nous ne connaissons plus dans notre civilisation. Dans cette lumière nouvelle, l’« antique » redeviendra enfin ce qu’il était (…). L’Amérique est donc bien cette troisième région du monde, inconnue jusqu’alors, qui permet, comme disait Voltaire, de « réunir l’Orient à l’Occident ». 351 ’
Notes
339.

« En vedette Michel Butor », in Paris-Match, 18 mai 1979.

340.

« Michel Butor a réponse à tous », PIVOT, Bernard. Le Figaro littéraire. 4 juin 1971.

341.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p. 229.

342.

Le rapport entre la parole de la musique fait l’objet de fines analyses dans Répertoire II, où Butor explique comment l’introduction de sons reconnus, naturels ou artificiels, fait de chacun d’entre eux l’équivalent d’un mot : bruit de tonnerre, chant d’oiseau, orgue de barbarie…

343.

« Michel Butor : Le Défi du lieu », ROYER, Jean. Le Devoir, 15 août 1981.

344.

CONLEY, Tom. « Passage de lieux », in Butor et L’Amérique. Op. cit., p. 220.

345.

« Michel Butor », BOURDET, Denis. La Revue de Paris. Vol. 72, Novembre 1965. P. P. 127-133.

346.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p.183.

347.

CALL-CRUBER, Mireille. « The blue note ou Les anamorphoses d’une phrase ou plutôt : le discours des chutes », in Butor et l’Amérique. Op. cit.,p. 234.

348.

CHARBONNIERS, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p. 144.

349.

Ibid. p. 146.

350.

BUTOR, Michel. « Chateaubriand et l’Ancienne Amérique », in Répertoire II. Op. cit., p.p.180-181.

351.

Ibid., p.180.