L'ouverture vers l'Extrême-Orient

Michel Butor a visité les États-Unis, y a vécu et a pu y écrire grâce à la présence d’universités où s’enseignait le Français. Cette opportunité lui permit d’adopter, dans son approche du pays, le point de vue d’un Français « qui écrit à l’intérieur de relations qui dépassent les inter-nationales352 ». Aux temps de l’uniforme succède celui des « relations interculturelles », et il en naît toute une nouvelle relation aux lieux. À l’occasion d’un séjour à Albuquerque, au Nouveau Mexique, Butor écrit ainsi un deuxième Génie du lieu. (avec un accent barré), qui promène le lecteur tout autour de l’hémisphère nord.

La différence avec le premier tome de ce qui devient une série, se manifeste d’abord par un changement d’échelle. Les souvenirs sont plus vastes et les points de repère ne sont plus les mêmes : l’auteur envisage un lien entre l’extrême Orient et l’extrême Occident. Rédigé à l’intention de deux professeurs de l’Université du Nouveau-Mexique qui lui ont demandé des échantillons de récit, le livre est dédié à « tous les Indiens du Nouveau-Mexique ». Et, de Séoul à Albuquerque, il ne cesse de décliner la possibilité d’un rapprochement entre deux mondes différents : l’ancien et le nouveau. Le premier englobe Séoul, Angkor, Paris et Cauterets ; le second Sandia, Santa Barbara, la route entre Bloomfield et Bernalillo. Tous ont en commun une disposition « naturelle » (physique) qui permet chaque fois au voyageur d’être ici et ailleurs. Santa Barbara est situé à l’extrémité du Nouveau Monde, mais « sa situation en amphithéâtre regardant au sud vers le Pacifique » (p. 74) l’oriente vers l’Ancien. Le passage d’une face cachée à une autre permet la circulation entre les continents, de sorte que le livre tourne carrément autour de la terre : une montagne à Cauterets en rappelle une autre du Nouveau Mexique ; le Sandia rappelle le mont Fuji353 et les petites montagnes coréennes où se font enterrer les riches familles354 .

Le dialogue entre les lieux se développe aussi à partir des conditions météorologiques: la boue renvoie à Séoul en Corée, la pluie à Angkor au Cambodge, tandis que la brume rappelle Santa Barbara, ville de Californie, et que la neige tombe entre Bloomfiled et Bernalillo, deux petites bourgades du Colorado et du Nouveau-Mexique où Michel Butor fait une expédition avec ses collègues de l’université des Mormons. Et le froid à Zuni marque la célébration d’une fête indienne. Dans tout le texte ne cesse ainsi de s’établir un rapport analogique entre les lieux. Une grande partie de l’ouvrage n’a-t-elle pas été écrite lorsque l’auteur se trouvait dans un bureau ouvrant sur le mont Sandia, face à une montagne qui fait écho à la falaise de Minieh, dans la vallée du Nil ?

Cette culture des échos et des ressemblances ne conduit cependant à aucune dissolution existentielle. Elle permet même, au contraire, à Butor d’affronter et d’assumer la comparaison entre son pays natal, qu’il a fui, et le pays où il se trouve. Car chaque lieu garde aussi sa tonalité propre. Cauterets est l’endroit où l’on écrit afin de rassembler et d’éclaircir la matière de l’esprit et la mémoire. Le mont Sandia devient une mine dont on ne peut extraire que péniblement le génie – « mais les anciens Indiens en extrayaient du minerai »… Ce qui les unit est moins une qualité commune que le résultat d’une mise en mouvement, un dynamisme de la rencontre où s’éprouve et se redécouvre sans cesse l’accord de l’être avec l’espace qui l’entoure. Le nouveau « génie » du lieu consiste dans ce qu’il éveille : non seulement d’autres lieux, mais aussi des références artistiques et culturelles, parmi lesquelles le dialogue entre architecture et littérature occupe une place importante.

On comprend dès lors la signification du titre qui veut signifier à la fois : « ou » et « où ». Le premier « ou », sans accent, désigne l’alternance, le choix, la substitution à laquelle se prêtent, par leur réseau d’échos, ces diverses descriptions. Le deuxième « où », avec un accent grave, est le pronom qui indique le lieu. Mais l’accent en est barré afin de mieux marquer qu’on n’est jamais dans un seul endroit, jamais quelque part. Tout lieu donne accès à un autre, de telle sorte qu’on est toujours dans plusieurs à la fois. Et c’est justement parce que le lieu est une réalité multiforme que le dialogue peut s’établir, à partir des couleurs, des objets, des monuments ou du temps lui-même. La démesure et la diversité de l’espace américain conduisent Michel Butor à constater qu’il y aura toujours de la place pour les autres, que chacun, en conséquence, pourra toujours trouver de la place où, « apparemment, il n’y a pas 355».

Notes
352.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p.175.

353.

Voir également : « Trente-six et dix vues du Fuji », in Répertoire III. Op. cit., p.p. 159-168.

354.

« C’est un des cimetières de Séoul, un cimetière municipal. Il n’y rien de plus humiliant pour un Coréen que la perspective d’être enterré ici, dès qu’on a un peu d’argent, on achète un morceau demontagne ; toutes les grandes familles ont leur propre butte ; encore faut-il qu’elle soit convenablement située. La question de l’orientation de la tombe, qui se pose pour chaque défunt, est toujours très difficile à régler… » (p. 26).

355.

CALL-GRUBER, Mireille. « The blue note ou Les anamorphoses d’une phrase ou plutôt : les discours des chutes », in Butor et l’Amérique. Op. cit., p.. 233.