Transit : un monde à deux entrées

L’Amérique est la terre d’une métonymie multiple ; elle porte deux visages et c’est ce qui explique la double dédicace de Transit (1992) : « aux inventeurs d’Amérique » et « aux découvreurs d’écriture ». Car deux civilisations peuvent bel et bien coexister sur la même terre, ou dans le même livre, et c’est par refus de toute lecture univoque que Butor entreprend de découvrir un autre visage du Nouveau Monde. À Christophe Colomb qui désirait « trouver un monde qui pouvait rejoindre l’Orient et l’Occident  356», il oppose la recherche d’un monde qui rejoint la multiplicité de l’univers. C’est pourquoi il s’attache, dans Transit A Transit B, à esquisser puis à détruire toute notion de centre, qui lui apparaît comme un vieux reste obsessionnel de l’Europe classique. C’est pourquoi aussi il commence avec ce même ouvrage à détruire la forme classique du livre 357.

Lui-même l’a dit358 : Transit A Transit B est un livre de voyage, une promenade dans le monde qui veut à la fois construire une expérience globale des différentes régions visitées, et élaborer un nouveau mode de dialogue. Par sa forme, le livre devient d’ailleurs une terre sinon un globe, à l’image des deux hémisphères. Il contient en effet deux livres en un seul, chaque couverture ouvrant sur le début d’un des deux ouvrages, qui se rejoignent au milieu par leur table des matières. Chacune des deux entrées conduit ainsi à l’autre : « vers Transit A » et « vers Transit B », et la promenade à laquelle elles invitent s’effectue à partir d’un parcours entre différentes parties du monde d’où se détachent cependant trois régions principales : le Mexique, le Japon et l’Égypte, et à un moindre degré la côte Ouest du Canada. Ce dispositif de symétrie compose une image de la terre. « Le livre devient un lieu à l’intérieur duquel on se promène 359» : pour le lire, le lecteur est obligé de tourner autour de lui et de le faire tourner, ce qui est finalement une façon de dire que la terre-livre bouge, tout comme l’Histoire. En ce sens, comme l’écrit Raymond Jean : « Nous sommes sur la voie du livre de l’avenir que Butor a déjà évoqué, le roman qu’enfin on pourra ouvrir à n’importe quelle page ! 360».

La double dédicace « aux inventeurs de l’Amérique » et « aux découvreurs d’écriture » institue le lieu butorien en un espace où des forces élémentaires, des citations, des traductions, des souvenirs de voyages se regroupent, se rencontrent, se confrontent, et « c’est cette confrontation qui constitue pour moi l’essentiel361 » dit-il à Christiana Cottet-Emard. Il précise que l’essentiel est ce qu’il dit non de tel pays, mais de sa relation avec un autre à l’intérieur du livre : les pages consacrées au Japon se trouvent ainsi placées à côté de celles qui portent sur l’Égypte, le Mexique, Genève ou Paris. Une très belle illustration de cette incessante mise en relation est offerte par le passage où les inventeurs de l’Amérique rencontrent les découvreurs d’écriture, lors de l’évocation du métro de Mexico : comme de nombreux habitants de la ville sont illettrés, il a fallu recourir à la tradition égyptienne des pictogrammes pour orienter les voyageurs… et il n’en faut pas plus, dès lors, pour que le lecteur soit aussitôt après entraîné vers l’Égypte.

Les pays évoqués sont certes traités chacun de façon différente, selon le génie de son lieu, mais ce sont leur différence et leur diversité qui amorcent le dialogue interculturel et nous permettent de nous engager dans un « pluralisme sain ». Les images circulent pour montrer qu’il suffit de s’ouvrir pour amorcer un parcours à travers les civilisations, les arts et les cultures. C’est ainsi que se développe une nouvelle poétique, où le roman ne se définit plus uniquement comme un moyen d’approche de la réalité : « On peut comparer la littérature à une espèce de cocon : il y a un fil de soie et l’écrivain s’entoure de toutes ces phrases et il essaie d’en faire une matrice, ou une mère nouvelle, pour réussir à renaître362 ». Le livre a changé parce que le monde a changé, et nous invite à nous transformer nous-mêmes : « les transformations du roman appartiennent à cette transformation de la conscience363 ». L’Égypte représentait une nouvelle conscience du passé, la « découverte d’une nouvelle civilisation et surtout de régions obscures à l’intérieur de notre histoire  364 » ; l’Amérique, elle, est création d’une nouvelle voie pour « renaître ». Georges Raillard a bien souligné combien elle fut déterminante pour les recherches de Butor sur la représentation de notre situation dans le monde365.

De fait, après ce voyage, Michel Butor n’a plus jamais publié de livre portant l’indication générique de « roman ». Son écriture a pris une autre forme, son livre est devenu tout autre : une Arche de Noé nouvelle qui emporte avec elle tous les éléments qui permettront de construire la Tour du vingtième siècle, caractérisée et justifiée par la multiplicité des dialogues.

Notes
356.

BUTOR, Michel. Degrés. Paris : Gallimard, 1960. P. 388.

357.

Signalons que Gyroscope a la même forme, à deux entrées : « Entrée lettres et Porte chiffres ». Il est construit à partir d’un certain nombre de centres et de lieux (le Mexique, Ankgor, la Chine, le Japon, Elseneur), ainsi que de grands créateurs (Picasso, Rimbaud, Anderson). Ces artistes partagent le même intérêt envers le monde et le ciel. C’est d’ailleurs la présence de ce dernier élément qui constitue la principale nouveauté de ce cinquième et ultime Génie du lieu.

358.

« Michel Butor ou Le Génie du lieu. Entretien avec l’auteur de « Transit A Transit B », in Le Croquant. COTTET-EMARD, Christian, N° 15, Lyon, 19 mars 1993.

359.

« Michel Butor : Le Défi du lieu », ROYER, Jean. Le Devoir, 15 août 1981.

360.

RAYMOND, Jean. La Littérature et le Réel. De Diderot au « Nouveau Roman ». Paris : Albain Michel. 1965. P. 232.

361.

« Michel Butor ou le génie du lieu, Entretien avec l’auteur de « Transit A- Transit B, COTTET-EMARD, Christian. Le Croquant. N° 15 (printemps - été), Lyon, 1993.

362.

CALL-CRUBER, Mireille. Michel Butor, Les Métamorphoses-Butor. Entretiens. Saint-Foy (Québec) : Le Griffon d’argil 1991. (Coll. Trait d’union). P. 24.

363.

« Le roman est en train de réfléchir sur lui-même », in Les Lettres françaises, 12-18 mars 1959.

364.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 171.

365.

RAILLARD, Georges. Butor. Paris: Gallimard, 1968. P. 164.