Chapitre III : Dialogue sans frontières

Le privilège qu’accorde Michel Butor au dialogue est au cœur même de son projet et de sa pratique. La diversité des registres auxquels il recourt est comme la traduction interne de cette volonté dialogale : son œuvre est toujours le lieu d’un échange mobile qui repose sur la nécessité de renouveler la notion d’œuvre elle-même :

‘La notion d’œuvre doit être dialectisée. L’idée de l’œuvre comme produit achevé est liée à un certain moment de notre histoire. Aujourd’hui on considère l’œuvre comme moment dans un processus, et donc lorsque l’on parle d’œuvres on parle de plus en plus de pratiques ; ceci a une conséquence curieuse (…) : pendant un certain temps il a été considéré comme « moderne » de faire une séparation complète entre l’œuvre et la vie d’un écrivain, aujourd’hui rien n’est plus démodé puisque la notion même d’œuvre disparaît au profit de la pratique, de l’aventure, etc. Et ce n’est même plus celle d’un écrivain, l’expression de lui seul, mais elle est toujours collective. 366

C’est d’ailleurs cette écriture à l’aventure qui constitue à ses yeux un facteur de réelle lisibilité :

‘Mes textes poétiques, par exemple, touchent immédiatement les enfants. La plupart des adultes jugent que c’est incompréhensible, mais les enfants comprennent ça tout de suite. 367

La volonté de construction ouverte s’exprime de manière privilégiée dans le soin que met l’écrivain à cultiver la porosité des frontières entre genres littéraires. Son œuvre est un espace transmis, un archipel où l’on peut entrer par le roman comme par la critique, la poésie, la correspondance, l’entretien ou le livre d’artiste. Fiction et critique, roman et essai, en particulier, lui apparaissent comme des genres, sinon exactement de même nature, du moins très proches :

‘Du roman à l’essai, c’est, qu’on le veuille ou non, la même activité qui se poursuit. Au plan de l’écriture les deux genres sont liés.  368

Dans plusieurs entretiens, Michel Butor souligne également le lien étroit qui s’établit entre la littérature et les autres genres artistiques : architecture, peinture, musique, gravure... autant d’expressions à considérer et à actualiser non pas dans leurs détails spécifiques et isolés, mais selon le principe d’un métissage harmonieux. Ils s’enrichissent les uns les autres pour conduire vers un monde qu’aucune limite ne cloisonne. Les livres de Butor voudraient être, de même, « des talismans ouvrant toutes sortes de portes 369. Non pas les éléments d’un corps de doctrine, mais :

‘[…] un réseau de point liés ; on peut comparer Répertoire aux Essais de Montaigne, c’est un peu le même genre de stratégie. Il ne faut pas que cela puisse apparaître comme une doctrine inculquable. Il faut que le lecteur agisse là-dedans. Il s’agit de créer une marginalisation et de laisser au lecteur la possibilité de rangement qui va lui permettre de s’opposer aux pièges de ceux qui usent du pouvoir.  370

S’élabore ainsi, au fil des œuvres, une construction collective qui transforme la pluralité et la diversité en signe de bénédiction d’une Babel ouverte du vingtième siècle. Entre rêve et réalité, entre autobiographie et critique, entre poésie, peinture et musique, les œuvres incitent le lecteur à se promener dans le multiple, jusqu’au point où il percevra les liens et les échos, et comme une unité du divers.

Notes
366.

« Entretien sur la notion de modernité », RAILLARD, Georges. Cahier du XXe siècle. n° 5, 1976, p. 111.

367.

DESOUBEAUX, Henri, « Avant-dire », inMichel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. I : 1956-1968. Op. cit., 15.

368.

« Michel Butor, romancier et voyageur se fait essayiste pour amorcer une (« géographie intellectuelle ») du monde », ALTER, André. Le Figaro littéraire, 24 mai 1958. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. I : 1956-1968. Op. cit., 82.

369.

« Michel Butor (« Pourquoi ça marche… ») », in Texte en main, été 1984. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p.158.

370.

Michel BUTOR, Entretiens., Quarante ans de vie littéraire. Vol. 2 : 1969-1978. Op.cit. p. 171.