A. Dialogue autobiographique

Le mot « autobiographie » prend une signification particulière chez Michel Butor, qui, refusant l’enfermement de l’œuvre sur elle-même, met constamment en relation sa vie et son œuvre : « Il est tout à fait évident que tout ce que j’ai écrit est nourri par ma vie quotidienne371 ». Nombre de ses textes peuvent être lus comme autant de fragments autobiographiques où il relate ses expériences et sa vie dans certains lieux : c’est le cas de la série du Génie du lieu et d’une large partie de Matière de rêves 372 . Mais c'est certainementLe Retour du Boomerang qui introduit le mieux à cette dimension de l'œuvre. Le lien étroit qui s'y établit avec la forme du dialogue ouvre véritablement à un nouveau genre de récit autobiographique.

Béatrice Didier, qui dirigeait la collection « Écrits » aux Presses universitaires de France, avait demandé à Michel Butor un texte romanesque et/ou autobiographique plutôt qu'un essai critique. Après plusieurs rencontres, il lui fit parvenir une œuvre sous forme de dialogue dans lequel l'éditrice était censée l’interroger, tandis que lui-même apportait les réponses à ses questions. Les unes et les autres étaient évidemment de son fait, comme le précise Béatrice Didier373 dès la première page : « Michel Butor est le seul auteur de ce dialogue. Mais je souscris volontiers aux propos qu’il me prête ».

La publication du livre a rencontré plusieurs difficultés. La première tenait au titre : Le Retour du Boomerang fait explicitement référence au troisième Génie du lieu, Boomerang 374 , et il en naissait un problème typographique, dont la résolution consista à inscrire les références à l'ouvrage précédent dans une typographie plus petite, non pas en bas de page, mais par des chapitres successifs qui s’insèrent entre ceux qui voient se dérouler le prétendu dialogue.

L’autre difficulté tenait à ce que Boomerang fait parfois appel à une typographie de grande taille et suppose l’usage de couleurs différentes. Il fut donc décidé que Le Retour du boomerang serait imprimé en noir, pour permettre l'introduction des couleurs de l’autre livre : « rêve blanc », « rêve bleu », « rêve arc-en-ciel », « rêve jaune », « rêverouge » etc.

Mais la présence de Boomerang en arrière-plan ne se contente pas d'avoir posé des problèmes d'édition. Elle contraint également le lecteur à lire le premier livre, sous peine de ne rien saisir du second : l'un et l'autre deviennent solidaires et développent entre eux une autre forme de dialogue, une intertextualité étroite et ouverte, enchâssée en quelque sorte dans le dialogue fictif de l’auteur avec Béatrice Didier.

Ce dispositif, qui n'a évidemment rien de fortuit, éclaire de manière significative le rapport de Butor à l'acte autobiographique. Il ne rejette nullement, au contraire, l'idée de parler de lui, de son intimité et de sa vie en général, et l'indique d'emblée :

‘Michel Butor – Un livre où je me livre ; c’est bien ça que vous voudriez ?
BD – Exactement.
MB – Mais je me livre dans tous mes livres. J’ai l’impression de ne m’y livrer que trop. (P. 5)’

Mais quand sa future éditrice lui a proposé de raconter sa vie à la manière de Sartre dans Les Mots ou de Nathalie Sarraute dans Enfance, il s'est trouvé dans l’impossibilité de procéder comme eux :

‘Si j’essayais de commencer par le commencement, de remonter d’abord à mes plus anciens souvenirs, je crois que ceux-ci se déroberaient. Au bout de trois pages ce serait fini ». (PP.5-6)
L’autobiographie est un genre absolument magnifique, mais pour moi écrire des choses comme ça est impossible. 375  ’

C'est que, si l’art d’écrire est un art de collaboration et de dialogue, parler de sa propre vie impose la présence d’un interlocuteur. Un tel choix « conversationnel » n'est pas nouveau dans la littérature d'idées : de Platon à Diderot, les exemples abondent du recours à la forme dialoguée pour soutenir ou dramatiser une argumentation. Mais la visée est ici différente, puisque ouvertement autobiographique selon la condition minimale que rappelle Philippe Lejeune :

‘Pour qu’il y ait autobiographie (« et plus généralement littérature intime »), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. 376

Avec Le Retour du boomerang, cet impératif dialogal ne se satisfait pas seulement d'une mise en scène. Ou plutôt cette dernière est à la fois le prétexte et le catalyseur d'un mode d'écriture qui la dépasse amplement, et développe un tout autre rapport au récit du moi, en l'affectant d'une mobilité essentielle. Le va-et-vient entre les œuvres en est une de ses manifestations, mais, bien au-delà, Butor souhaite naviguer, à partir de ses souvenirs, entre les continents et les cultures. Son moi se constitue par une série de présences qui sont autant celle des livres, que celles des paysages et des animaux : le « je » cesse d'être un point fixe pour devenir le lieu d’une multiplicité. Et ce sont précisément l'esprit et la forme du dialogue qui permettent ce passage incessant d’un fragment de temps à un autre. La singularité de cette écriture autobiographique – il ne s’agit pas de récit au sens propre du terme – remet en cause toute une tradition littéraire d'une manière que Béatrice Didier a très finement analysée :

‘Un texte autobiographique dialogué est une originalité, et qui nous fait sortir de toute une tradition de secret et de repliement de l’écriture autobiographique.  377

Elle souligne notamment que, dans le texte dialogué, Butor a recours à la richesse du monde fragmentaire « comme solution à la difficulté de saisir une totalité, comme moyen d’aller aussi loin que possible 378». Cette fragmentation rejaillit dans tous les chapitres et fait circuler le lien entre eux avec une rare acuité.

On en trouve l'illustration dès le premier chapitre, intitulé « Le Butor », où l’auteur évoque la façon dont l’œuvre de Buffon l’a délivré d’une souffrance d’enfance. A l’école primaire, quand sa classe était appelée à la lecture du Livre des quatre Saisons, il y avait un passage de conversation entre oiseaux, où l’un traitait l’autre de « butor » ; et une note en bas de page en précisait le sens – « Butor : animal grossier et stupide » – qui lui attirait évidemment tous les sarcasmes de ses camarades. Or, plus tard, la lecture de Buffon vint apaiser le souvenir de cette souffrance scolaire :

‘Il me révélait en cet oiseau méprisé des vertus que je pourrais m’efforcer à faire miennes. Je m’apercevais que mon nom me convenait ; j’en découvrais la justesse. Alors qu’auparavant je ne désirais que le faire mentir. (P. 22)’

Le butor devient dès lors son animal totem au cours de son adolescence, et cela se retrouve plus tard, dans le deuxième chapitre, intitulé « Jungle », où il s'interroge sur le rôle que le texte totémique de Buffon a joué dans sa décision de partir en Égypte : n’avait-il pas lu que la grande migration des butors pour l’Égypte se faisait chaque année en septembre – mois de l’année où il a précisément décidé de s’y rendre à son tour…

À partir de là, la référence aux figures des animaux totems ne cessera guère de resurgir, de manière à la fois entêtée et éclatée, au fil des chapitres, et aura chaque fois une fonction d'« embrayeur » sur d'autres souvenirs. C'est par elle qu'il en vient à parler de Lévi-Strauss (chapitre IV) et, de là, à une conférence de ce dernier où il était question de Zuni – le même Zuni qui le renvoie aussitôt à son deuxième volume du Génie du lieu (« Le Froid à Zuni ») :

‘Et je me souvenais de la première fois où j’avais entendu parler de Zuni : conférence de Lévi-Strauss au Collège de France il y a plus de vingt ans ; j’y avais retrouvé Breton et son groupe. Il avait été question des Têtes-à-courages… (P.73)’

Fragmentation, enchaînements associatifs, retour aléatoire des figures et des noms, glissements d'un registre à l'autre… C'est au gré de déplacements entre animaux, régions et personnalités que nous apprenons, dans le chapitre VI, comment l'écrivain a connu Bataille, Breton et Lévi-Strauss. Mais « ceux-là sont des gens qui écrivent des livres, que j’ai rencontrés à cause de leurs livres » (P.109) – et c'est alors le critique ou le lecteur qui prend un moment le relais. Il en ira de même avec Gombrovicz, associé à un déplacement à Berlin et à une réflexion sur les différenciations culturelles, qui fait dire à Béatrice Didier que, par ce constant souci du déplacement et du dialogue, Butor exprime :

‘les dimensions de notre époque chez un européen qui a une conscience individuelle du moi, héritage d’une vieille tradition occidentale, qui est attaché à la structure de cette micro-société qui est la famille (…), qui a une culture où l’Antiquité, l’âge classique, Buffon, etc. forment une structure de base, mais qui par ses voyages, par l’étendue de sa vision, possède cette conscience planétaire… 379

Errance autobiographique plus qu'autobiographie proprement dite : Butor se définit d'ailleurs lui-même comme un « écrivant-errant », né (ou doublé) d'un « enseignant errant » (P. 167) ?

‘Professeur de philosophie au lycée de Sens en 1950, remplaçant le vrai professeur malade, puis professeur de langue française au lycée de Minieh, Haute-Egypte, en 50-51, lecteur à l’Université de Manchester de 51 à 53 (cela m’était arrivé par l’amabilité de Jean Beaufret dont certains de mes camarades apprentis philosophes avaient été élèves, et que j’avais connu en Allemagne lors de rencontres d’étudiants en Forêt-Noire)… (p. 167)’

Cette errance n'est évidemment pas étrangère à celles de Caïn et de Jacques Revel, que nous avons évoquées dans notre deuxième partie. Mais elle n'a à voir ni avec le désœuvrement ni avec l'égarement : elle constitue aux yeux de Butor une aspiration naturelle de l’être humain, qui tend à métamorphoser la vie en voyage. C'est pourquoi, lorsqu'il évoque ses pérégrinations dans le « Nouveau Monde » ou en Australie, son but n'est nullement descriptif ou documentaire : il s'allie étroitement à l'autobiographie, et c'est à travers la façon dont sa famille et lui-même se sont mis aux us et coutumes de la population locale (« La mode était là-bas de faire son pain. Nous nous y sommes mis » P. 79) qu'il peut appréhender les altérités culturelles.

On relèvera enfin que, selon une habitude prise dans ses autres œuvres, le dialogue du moi permet également à Michel Butor de mettre en relation, par les livres, le passé, le présent et le futur. Le présent est celui de l'écriture et de la quête (autobiographique, interculturelle) qui la guide ; le passé est « re-présenté » par ce qu’il a déjà écrit : Génie du lieu bien sûr (et Boomerang), mais aussi Mobile, Portrait de l’Artiste en jeune Singe, l’Emploi du temps, Le Passage de Milan, Degrés, La Modification, Répertoire… ; le futur est en préparation avec Transit. On retrouve ici le lien essentiel et réciproque qui se tisse entre ses livres et sa vie :

‘BD – Lorsqu’on essaie de vous faire parler de vous-même, on n’arrive en général qu’à vous faire parler de vos livres.
MB – De ce dont essaient de parler mes livres.
BD – Peut-être qu’en essayant de vous faire parler de vos livres, on vous amènera à parler de vous-même, en vous faisant démontrer le pourquoi, le comment, de tel passage, de telle figure. (P. 6).’

Vie passée et vie future, car le moi de Butor n'est pas seulement univers : il est aussi et surtout « transit ». Quand son interlocutrice lui fait remarquer : « Et maintenant vous êtes pour quelque temps à la Frontière », il répond : « Afin de pouvoir la franchir ». Entre plusieurs zones, plusieurs moments, Le Retour du boomerang est un pas supplémentaire qui illustre le désir qu'a son auteur de franchir toutes les frontières : celles de la géographie bien sûr, mais aussi celles des genres littéraires et, au-delà, de toutes les représentations culturelles.

Notes
371.

Voir Madeleine Santschi. Voyage avec Michel Butor, Lausanne (Suisse) : L’Âge d’Homme, 1982. P.161. – Plusieurs personnages de Butor partagent plusieurs traits avec lui. Dans L’Emploi du temps, Jacques Revel passe un an dans une grande ville industrielle du nord de l’Angleterre, tout comme le fit Butor. Dans Degrés, le narrateur est un professeur de l’enseignement secondaire, ce qu’était précisément Butor à l’époque où il écrivait ce livre.

372.

« Dans (« Matière de rêves »), évidemment, j’apparais comme sujet et support du rêve, avec toutes sorte de choses autour de moi. Mais, dans les volumes II et III, surtout, on assiste à une multiplication perpétuelle des personnages. Et cette attitude – ne pas mettre un personnage en avant, mais toujours le prendre dans un tissu ou une figure d’autres personnage – je crois que ça joue aussi dans ma vie personnelle. C’est une des raisons pour lesquelles lorsque, dans mes derniers livres, je mentionne mon autobiographie, j’épreuve le besoin de parler non seulement de moi, mais de tout le groupe familial : toute cette cellule sans laquelle je suis incomplet, inintelligible, obscur ». SANTSCHI, Madeleine. Voyage avec Michel Butor, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, P. 163.

373.

DIDIER, Béatrice. « La fiction autobiographique : Le retour du Boomerang de Michel Butor », in La création selon Michel Butor. Réseau-Frontière-Écart. Paris : A.-G. Nizet, 1991. P. 217.

374.

BUTOR, Michel. Boomerang. Paris : Gallimard, 1979.

375.

« Entretien avec Michel Butor », SICARD, Michel. Texte en main. n° 2, Eté 1984. Op. cit.,p. 12.

376.

LEJEUNE, Philippe. Le Pacte autobiographique. Paris : Seuil, 1975. P. 15.

377.

DIDIER, Béatrice. « La fiction autobiographique : Le retour du Boomerang de Michel Butor », in La création selon Michel Butor. Réseau-Frontière-Écart. Op. cit., P. 219.

378.

Ibid. P. 229.

379.

Ibid., p. 231.