Correspondances inachevées

La correspondance qu’entretient Butor en relation avec ses œuvres fait apparaître plusieurs orientations qui varient selon les destinataires : avec Perros elle met l’accent sur des œuvres ; avec Christian Dotremont on assiste à la création d’un projet artistique en collaboration ; avec Frédéric-Yves Jeannet on voit comment les lettres peuvent être le creuset d’une œuvre.

La publication de cette correspondance a commencé en 1982 avec la correspondance Butor-Perros380. Après la mort de Georges Perros, en 1978, Butor avait rassemblé ces lettres, mais ce n’est que quelques années plus tard que, grâce à l’éditeur Joseph K, il put publier les « presque cinq cents lettres que Perros lui adressa sur près de vingt-cinq ans 381». Son destinataire s’y montre un lecteur ou un relecteur attentif, et leur échange révèle que Butor lui adressait souvent les épreuves de ses textes et attendait ses commentaires avant de les faire publier :

‘Mon cher Michel,
Je relirais bien Degrés.382 (P.7)
J’ai bien reçu Répertoire, qui se présente on ne peut mieux. (…) Pour Degrés, je reprendrai avec délectation. (P. 39)
J’ai envoyé Boomerang à Paule Thévenin. Relevé quelques fautes d’orthographe, mais assez peu. J’imagine que tu auras fait le nécessaire. Sinon, je t’expédierai. (P. 547)’

Il s’agit donc d’un échange analogue à celui qui existe chez de nombreux écrivains, et qui met en scène une activité critique réciproque : « Elle est l’échange critique des deux grands lecteurs… 383»

Il en va différemment de la correspondance avec Christian Dotremont384, où le dialogue fait plutôt assister à la naissance d’une œuvre en collaboration. Les deux hommes se sont connus à Paris en 1954, revus par hasard un an après, et ils s’écrivent à partir de 1966. Dès lors, « une sorte de roman intime va s’élaborer »385, qui place cette fois l’échange épistolaire du côté de la création, et non plus de la critique partagée :

‘Dans la correspondance, il y a des fictions qui naissent. D’abord les écrivains parlent des choses qu’ils sont en train de faire. Il y a de merveilleux exemples d’inventions qui se forment à l’intérieur de correspondance. La correspondance est un genre extrêmement important. Évidement, très souvent on n’étudie la correspondance que d’un côté. Mais dans certains cas, heureusement, nous avons de vraies correspondances : alors on peut voir à quel point ce sont des œuvres qui se constituent avec une personne, une personnalité nouvelles qui naît. 386 ’

De fait, Dotremont se fait un remarquable initiateur, certaines de ses lettres se révélant de nature à susciter chez son correspondant un « génie du lieu » assez lointain de ceux auxquels ce dernier est habituellement sensible : celui des pays nordiques387. Le livre s’ouvre, en effet, par une confidence : « (…) Souvent perdu dans les pays nordiques, il m’est arrivé même de vous écrire en danois »388, et c’est donc indirectement grâce à ce correspondant lointain que plusieurs lieux nordiques se retrouvent dans Génie du lieu, Transit, Saga ou La Rose des voix. L’influence est plus directe encore dans le cas d’Elseneur, puisque c’est une lettre écrite de Tervuren, le 20 octobre 1977, qui suggère à Butor l’idée d’écrire sur cet endroit :

‘Voici, avec cette photo d’un francophone à Elseneur et d’un « gallicisme » indéterminé (le lieu est fermé, vide), mon premier ensemble de suggestions et de données (vous en connaissez plusieurs – et d’autres –, mais j’ai préféré être assez complet) pour une œuvre « sur » Elseneur. Je joins la photocopie de quelques pages de l’édition qu’il y avait dans la bibliothèque de la chaumière. Plus tard, bientôt, je vous enverrai la photo (…) de l’inscription flamande-danoise, etc. (P. 138)’

Dotremont explique que c’est en juillet 1977 que l’idée d’une œuvre « sur » Elseneur lui est venue, alors qu’il vivait depuis deux mois et demi une passion, déjà éprouvée à Tervuren vingt-cinq ans plus tôt, près du château où aurait vécu l’impératrice Charlotte. Le lien entre le réel et le mythologique y est particulièrement frappant :

‘Histoire personnelle qui entre-temps, de 1952 à 1977, était devenue pour moi de plus en plus mythologique (voir, par exemple, tels logogrammes relatifs à « Gloria », qui existe, mais porte un autre prénom, et que je n’avais plus rencontrée que très épisodiquement en 1952-1960). Pour nos retrouvailles, elle avait « choisi » Elseneur pour la beauté du site, la mer, la plage, les bois, et non moins pour des raisons pratiques, surtout pour la proximité de Copenhague, où elle devait aller quelques fois, à son domicile. Nous ne visitons d’ailleurs pas le château de Kronborg, que « Gloria » avait visité toute jeune et que j’avais visité en 1948, à l’époque de Cobra, avant de la rencontrer.(P. 139) ’

Il envoie donc peu à peu à Butor toute la documentation nécessaire à l’écriture d’un nouveau génie du lieu : à charge pour son correspondant d’écrire un mixte de son « autobiographie » et de la mythologie d’Elseneur.

La correspondance de Butor fonctionne donc, d’une manière ou d’une autre, comme une œuvre parallèle à ses autres livres ; elle est comparable au Retour de boomerang, où le lecteur assiste de même au développement et à la naissance de ses textes. S’inscrivant dans un lieu de création et naissant de l’union de plusieurs genres, il arrive même qu’elle soit intégrée dans des ouvrages comme Le Génie du lieu ou Transit, où nous lisons par exemple une lettre adressée à Jeannet qui explique la construction du livre :

‘J’ai finalement décidé de bâtir ce livre autour de quatre pays lointains : Mexique, Japon, Égypte et Canada (côte nord-ouest), et de deux régions d’habitat et de réflexion : Paris et Genève, à quoi s’ajoutent quelques souvenirs de tomes précédents par l’intermédiaire de pages de Carnaval transatlantique à l’intérieur de Boomerang, dans lesquels on trouve déjà quelques résurgences des volumes antérieurs. 389

Ces mises en relations permettent de faire apparaître des genres

‘intermédiaires, ou des genres complexes, qui sont soit à mi-chemin entre ceci ou cela, ou bien qui intègrent des parties, des moments qui sont ceci et des moments qui sont cela. Ce que tu fais, par conséquent, c’est constituer un genre complexe dont certaines parties appartiennent à l’origine au genre correspondance, d’autres au genre entretien, et certaines au genre « essai brouillon dicté », ce qui n’est pas du tout la même chose qu’un article de journal purement et simplement dicté (…) Donc tu combines dans un genre nouveau un certain nombre de genres parfaitement différenciés. 390

Dans cette poétique de la création par bribes, un autre aspect remarquable de la correspondance de Butor est l’invention et la pratique de la carte postale découpée et disposée dans un collage. Cette forme lui permet « de s’adresser à une multitude de destinataires afin de les inclure dans le fameux « réseau » butorien qui permet de continuer la relation indispensable entre lui et ses amis 391». L’écrivain confirme lui-même l’importance qu’il y attache :

‘Ma pratique de la carte postale est une façon de surmonter l’ennui qu’il y a quand même à se mettre à sa correspondance, à faire quinze lettres dans un après-midi. Cette espèce de jeu m’aide beaucoup. Du fait que je découpe des cartes postales, j’écris beaucoup de lettres, de correspondances que je ne ferais pas autrement. C’est l’essentiel ; et ça amuse les gens. 392

Ce procédé porte aussi la marque d’un génie du lieu, à la réserve près qu’il n’est plus indispensable de le décrire puisque la carte l’illustre et apporte le témoignage de ce qu’on y était bien tel ou tel jour. Dans le deuxième numéro de la revue T.E.M., Michel Sicard analyse plusieurs cartes de l’année 1978 et en dresse une typologie : « La disjonction, La réduplication, L’adjonction, La stratification, La déchirure, Le pliage »393. À travers ces variations, Butor crée une nouvelle structure textuelle qui, réunissant texte et image, se situe « à la frontière entre diverses pratiques »394 et constitue donc pleinement une forme de dialogue.

On notera enfin que le registre épistolaire ne se réduit pas aux seules correspondances réelles de l'écrivain. Preuve, s'il en était besoin, de son attachement à cette dimension de l'adresse, on le retrouve dans des textes qui ne relèvent nullement de l'échange avec un ami ou un critique. Frédéric-Yves Jeannet insiste à ce propos entre ce que signifie écrire au « sens intransitif », qui relève d’un travail solitaire, et cette autre écriture « transitive, interactive, indirecte et polymorphe 395  » que Michel Butor pratique pour dialoguer avec des artistes selon le principe de la pluri-destination. Ainsi, parmi les poèmes de Travaux d’approches 396, nous lisons dans « Blues des projets » :

‘Monsieur le plombier, j’ai bien reçu votre aimable lettre… (P. 133)
Monsieur le serrurier, je vous remercie de votre aimable lettre… (P. 134)
Monsieur le menuisier, je m’excuse de n’avoir pas répondu plut tôt à votre aimable lettre… (P. 135)’

Et, dans « Missives mi- vives » (Illustrations III), cette adresse à des correspondants imaginaires :

‘Ce qui nous manque, c’est votre pureté. Quant à moi c’est toujours le soupir et l’embarras. Mais nous espérons bien vous rapporter de nos vacances quelques vides pour vous alléger. Candidement vôtre.(P. 15)’

La correspondance de Michel Butor se déroule donc bien dans la continuité de sa création. Caractérisée structurellement par son inachèvement et son ouverture, en même temps qu’elle atténue les frontières entre écriture intime et écriture publique, elle est par excellence l'œuvre dialoguée, l'œuvre en collaboration qui empêche l’écriture de se plier sur elle-même.

Notes
380.

Aux éditions Ubas, en deux volumes couvrant la période 1956-1978, on trouve que les lettres envoyées par Georges Perros à Michel Butor, mais à la fin de volume on trouve des extraits des réponses de Butor.

381.

COELHO, Alain. « Avant-propos », in Michel Butor, Correspondance : 1955-1978. Paris : Lonrai (Orne), Joseph K.1996. P.7.

382.

En bas de page, nous lisons « Il s’agit d’un exemplaire du manuscrit, le livre paraîtra l’année suivante ».

383.

COELHO, Alain. « Avant-propos », in Michel Butor, Correspondance : 1955-1978. Op. cit., p.9.

384.

Publiée dans un ouvrage intitulé Cartes et lettres, couvre la période 1966-1979, SICARD, Michel (dir.). Paris : Galilée, 1986.

385.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 341.

386.

Michel Butor « Pourquoi ça marche… », SICARD, Michel. Texte en main. n° 2, Eté 1984. Op. cit. p. 15.

387.

En l’occurrence, le Danemark, la Suède, la Norvège, la Finlande et la Laponie.

388.

DOTREMONT, Christian. Michel Butor, Cartes et lettre, Correspondance :1966-1979. Op. cit., p. 15.

389.

BUTOR, Michel. Transit A. Le Genie du lieu 4. Paris: Gallimard, 1992. P. 17.

390.

BUTOR, Michel, JEANNET, Frédéric-Yves. De la distance. Déambulation. Ubacs : [1990]. P. 41. Rééd. Bordeaux : Le castor Astral, 2000.

391.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 340.

392.

Michel Butor, (« Pourquoi ça marche »), SICARD, Michel. Texte en main. n° 2, Eté 1984. Op. cit., p. p. 15-16.

393.

Ibid., op. Cit., p. p. 63-65.

394.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p . 344.

395.

JEANNET, Frédéric-Yves. « Long-courrier : La correspondance de Michel Butor », in La création selon Michel Butor. Réseaux-Frontières-Ecarts. Op. cit., p. 238.

396.

BUTOR, Michel. Travaux d’approche. Éocène, Miocène, Pliocène. Paris : Gallimard, 1972. (Coll.Poésie).