Entretiens : des textes littéraires dialogués

Pour Butor, l’entretien relève à un double titre de la littérature : d’une part parce qu’il permet de mettre l’accent sur le rapport de l’écrivain à ses propres ouvrages ; d’autre part parce qu’il concourt à l’image que cet écrivain veut donner de lui-même. C’est à la suite de la publication de Passage de Milan en 1954, un an après Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet et Martereau de Nathalie Sarraute, œuvres phares du Nouveau roman, qu’il accorde son premier entretien397 dans la presse. Il poursuivit régulièrement ce type d'intervention après la parution de L’Emploi du temps, pour répondre à une critique qui certes voyait en lui un des plus importants écrivains de son temps, mais ne cessait de souligner la difficulté de son œuvre :

‘Un tel se plaindra des répétitions fastidieuses, exaspérantes, voire « gratuites et inutiles » ; tel autre de la longueur des phrases ; un troisième de la complexité du roman ; un autre encore de sa difficulté et de son « encombrement » ; etc; etc. 398

Ces entretins, qui n’ont jamais cessé, frappent d’abord par leur nombre (« Je suis l’auteur le plus interviewé qui existe au monde actuellement. Personne n’a enregistré autant d’entretiens que moi. » 399). Mais ils font aussi émerger un véritable genre littéraire qui peut s’analyser comme une variante de l’autobiographie : ils dessinent des réseaux qui recouvrent toute la vie de l’écrivain, « proposent l’image d’un moi multiple puisque l’écrivain parle à différents moments de sa vie avec différents interlocuteurs, et qu’il parle selon des postures diverses : romancier, poète, critique, intellectuel, professeur, voyageur, honnête homme du XXe siècle, amateur d’art, mélomane… 400».

Peut-être est-ce cette dimension autobiographique qui explique que Michel Butor fasse preuve d’une sensibilité particulière et n’accorde d’entretien que sous certaines conditions. Il désire être seul avec son interviewer, pour se sentir dans une relation de confiance et de confidence. Et il faut que le lieu de la rencontre soit « neutralisé » – ce qui l’amène souvent à préférer être chez lui – pour éviter que, sollicitant la mobilité du regard, il ne parasite l’échange. Dans Entretien sur les Entretiens, spécialement réalisé par Henri Desoubeaux pour l’édition du troisième volume des Entretiens, Butor déclare qu’arrivant dans un lieu inconnu :

‘[…] j’ai besoin de l’explorer, de l’arpenter du regard. Je l’interroge perpétuellement. (…) Je préfère que les entretiens aient lieu chez moi, mais il y en a qui ont lieu dans bien d’autres endroits. À ce moment-là j’ai tendance à intégrer le lieu à l’intérieur de l’entretien, c’est-à-dire à parler du fait que je me trouve dans tel endroit et que je vois ceci ou cela, ce qui est d’ailleurs intéressant. 401  ’

Comme attendu en pareil cas, la multiplicité et la variété des thèmes traités reflètent la diversité de ses productions et de ses intérêts : œuvres romanesques et/ou critiques, mais aussi enseignement, écriture, lecture, radio, opéra, ou autres considérations se rapportant à certaines villes, à l’Europe, au rêve, à la science-fiction… Outre l’intérêt intrinsèque du propos, on retiendra surtout la dynamique qui l’anime, et qui tient fortement du statut du dialogue. Elle illustre sur le vif la relation que Butor rêve d’avoir avec ses lecteurs, son besoin de l’autre, son ouverture, sa passion à entrer en contact avec son public :

‘J’ai besoin de contacts humains ; je propose chaque livre à un public que je ne connais pas ; ce qui est passionnant, c’est que ce public se révèle peu à peu.  402

Ses meilleurs lecteurs ne sont d’ailleurs pas forcément ceux qui disposent d’une culture académique et classique, mais plutôt ceux qui savent qu’ils ne peuvent tout comprendre, et qui n’ont, en conséquence, pas de préjugés culturels. L’auteur lui-même confesse avoir beaucoup de fausse culture à désapprendre. Le dialogue l’y aide : il est une manière de clarification, voire de délivrance, ainsi qu’il le déclare à Jean-Marie Le Sidaner : 

‘Oui, je sais ce que veut mon écriture, c’est la délivrance ; mais la délivrance de qui, de quoi, pour quoi, pour quel paradis, voilà ce qu’elle seule peut dire, peut me dire, et quand je dis elle seule, ce n’est pas encore vrai, elle est condition nécessaire mais non suffisante, il me faut les lecteurs. Et c’est pour cela que je voudrais qu’ils m’aiment, pour qu’ils m’aident, pour qu’ils s’aident, car c’est seulement en s’aidant qu’ils peuvent m’aider, qu’ils peuvent s’aimer. 403  ’

Si l’entretien est un dialogue entre l’écrivain et son intervieweur, il est donc aussi ou d’abord un dialogue avec le lecteur : une sorte d’autobiographie où l’interlocuteur est réel, et non pas fictif comme dans Le Retour de boomerang, et qui participe entièrement à la demande littéraire de Butor404. Il traite d’ailleurs ses entretiens comme tous ses autres livres quand il s’agit de les publier, et s’attache à les corriger et les réviser de la même façon : « Je suis en train de rafistoler le manuscrit de Charbonnier pour les Entretiens . » 405 .

Pleinement littéraires, les Entretiens ont cependant une spécificité : la coopération qui les fonde et qui en oriente la forme même.Lucien Giraudo rapporte, par exemple, que, voulant interroger Butor sur sa vision de la modernité, il convint avec lui d’un ouvrage d’entretiens qui serait une sorte de magazine d’information caractérisé par la multiplicité et la variété des sujets abordés, et ils en arrêtèrent ensemble les rubriques générales. Mais après le neuvième entretien, Butor suggéra de distribuer l’ensemble en 21 sous-chapitres qui seraient nommés « pages », selon le principe du magazine « qui propose la page des sports, des spectacles, etc ». Il en résulta le titre final Pour tourner la page : « Celle du livre, mais aussi celle du siècle qui se finit 406  ».

Un autre exemple significatif est celui de Vanité 407 , qui marque un véritable tournant, ou inaugure une renaissance dans la pratique butorienne des entretiens. Le texte se présente comme un essai dialogué entre trois domaines culturels représenté par Michel Launay le Scriptor, qui est universitaire, Henri Macchernoi le Pictor, qui est peintre, et Butor désigné sous le nom de Viator. Mais l’auteur écrit lui-même le dialogue sans intervenant extérieur. Le livre traite de la nature morte, faisant figurer un crâne en contrepoint, afin d’analyser la représentation de la mort dans la civilisation, les liens obscurs qu’elle entretient avec l’œuvre d’art, mais également la place de l’artiste dans la société et sa différence. Les trois interlocuteurs entrent dans une conversation qui finit par créer un hymne à trois voix. Sans doute faudrait-il voir dans ce genre polyphonique un emblème de l’œuvre entière de Butor : une capacité d’échange qui lui permet de parler à partir de lui-même, mais toujours en dialogue avec les autres.

Notes
397.

Paru dans Le Figaro littéraire du samedi 17 novembre 1956, signé D.A. (Dominique Arban).

398.

DESOUBEAUX, Henri. « Avant dire », in Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. I : 1956-1968. Op. cit. p.7.

399.

« Entretien avec Michel Butor », SICARD, Michel.Texte en main, n°.2, été 1984. Op. cit., p.12.

400.

GIRAUDO, Lucien. « Les entretiens », in Michel Butor, le dialogue avec les arts. Op. cit. P. 143.

401.

« Entretien sur les Entretiens », in Michel BUTOR, Entretien. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 3: 1979-1996. Op. cit., p. 10.

402.

« Michel Butor : Mes meilleurs lecteurs ? Ceux qui savent qu’ils ne peuvent tout comprendre… », GROS, L.G. Le Provençal, 19 janvier 1966.

403.

Michel Butor Voyageur à la roue, Entretien, suivi de textes, avec Sidaner (Le), Jean-Marie. Paris : Encre, 1979. P.28.

404.

Cet art du dialogue a fait l’objet de nombreuses publications ou études. On peut citer : Madeleine Chapsal, Les Écrivains en personne, Julliard, 1960 ; Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Gallimard, 1967 ; Jean-Marie Le Sidaner, Voyageur à la roue, Encre, 1979 ; Madeleine Santschi, Voyage avec Michel Butor, L’Age de l’homme, 1982 ; Michel Launay, Résistances, Conversations aux Antipodes, P.U.F. 1983 ; Christian Jacomino, Frontières, Le Temps parallèle, 1985 ; Michel Butor, Pour tourner la page, dialogue, Magazine à deux voix, rédigé sous la direction de Lucien Giraudo, France, Actes Sud, 1997.

405.

Lettre envoyée à Georges Perros du 14 janvier 1967. L’ouvrage de Georges Charbonnier Entretiens avec Michel Butor paraîtra en mars 1967.

406.

GIRAUDO, Lucien. « Les entretiens », in Michel Butor, Le dialogue avec les arts. Op. cit. p.144.

407.

BUTOR, Michel, LAUNAY, Michel, MACCHERONI, Henri. Vanité, par l’auteur. Paris : Balland, 1980. Repris dans Répertoire V, édition de Minuit, 1982.