La tour d’un Répertoire inachevé

Chaque volume de Répertoire contient vingt-et-un textes. Dans le premier, paru en 1960, l’auteur a rassemblé les essais littéraires qu’il a écrits jusque là. Le deuxième (1962) s’intéresse aussi à la musique, le troisième (1968) à la peinture, le quatrième (1974) à la géographie, tandis que le cinquième (1982) offre des échantillons de tous ces choix, selon les variations de forme des premiers essais. Ces variations donnent la possibilité de faire dialoguer les textes, de mêler essais et fictions en insistant sur l’exercice de l’imaginaire qui préside à l’ensemble. Si chaque volume constitue un livre à part entière, les cinq livres peuvent aussi être considérés comme une seule œuvre, car ils ne se contentent pas de faire se succéder des thèmes à traiter, mais les organisent entre eux de manière à effectuer un tour d’horizon ouvert et inachevé.

Inauguré par un article intitulé « Le roman comme recherche »412, Répertoire I insiste sur la nécessité d’ouvrir une nouvelle fenêtre aux formes romanesques afin de les adapter au changement du monde. Butor y montre que l’évolution lente mais inévitable de la notion de roman, qu’attestent toutes les grandes œuvres du vingtième siècle, va vers le sens d’une « espèce nouvelle de poésie à la fois épique et didactique » 413 . Il étudier des écrivains dans l’ordre chronologique : du Moyen Age à Michel Leiris, en passant par le XVIe siècle (John Donne), le XVIIe (Racine, les contes de fées, Mme de la Fayette), le XIXe (Balzac, Verne, Baudelaire, Dostoïevski, Kierkegaard) et le XXe siècle (Proust, Joyce, Faulkner, Pound, Roussel et une méditation sur la science-fiction). La vingt et unième étude, « Intervention à Royaumont », met l’accent sur la nécessité de faire du roman un lieu de libération :

‘Nous sommes obligés de réfléchir à ce que nous faisons, donc de faire consciemment, sous peine d’avilissement consenti, de notre roman un instrument de nouveauté et par conséquent de libération. 414

Cette libération passe une ouverture qui donne place aux autres genres. Philosophie et poésie, par exemple, peuvent fort bien s’insérer dans l’espace romanesque : puisque dire ce que nous voulons, ce que nous sentons, ou ce que nous pensons n’est pas toujours évident, c’est à partir d’un dialogue intergénérique que la recherche d’un sens caché sera possible.

Dans Répertoire II, Butor s'attache à montrer ce que les écrivains et les artistes ont apporté à sa propre recherche littéraire, et comment le roman peut dialoguer avec des créations nées d’autres supports que les mots : supports audiovisuels ou autres activités artistiques, etc. Le dernier article, « Le critique et son public », insiste sur la nécessité de considérer création et critique comme une seule et même activité :

‘Ce qui permet d’atteindre l’œuvre inépuisable conserve un inépuisable pouvoir de mise en rapport, est œuvre soi-même, s’adjoint à l’œuvre originelle comme complément nécessaire, devenant référence constitutive d’un nouvel état de choses, en même temps qu’elle, les textes les plus admirables demeurent à tout jamais inachevés et méconnus. 415

On retrouve ainsi la prééminence du dialogue transfrontalier qui, à la même époque, est aussi mis en œuvre dans les Dialogues avec 33 variations de Ludwig Van Beethoven sur une valse de Diabelli (1961), dans la Description de San Marco (1963), ou dans 6 810 000 litres d’eau par seconde (1965) – tous textes qui, d’une manière ou d’une autre, sont à la recherche d’un autre principe de construction que celui du roman linéaire et de sa logique artificielle. Comme l'ont écrit Christian Skimao et Bernard Teulon-Noailles :

‘Un des mérites aussi de cet essai primordial, c’est d’éroder franchement la frontière poreuse séparant les divers genres littéraires, d’où ces concepts indifféremment utilisés de poésie romanesque ou de roman comme poésie. 416

Dans le troisième Répertoire, la peinture est très présente, y compris lorsqu’il s’agit de littérature, puisque les études sur Rousseau et Diderot s’attachent à l’importance de leur dialogue avec la peinture. Le théâtre de Diderot par exemple apparaît comme un ensemble de « Tableaux vivants » : « Les personnages vont parler par leur présence, par leur ombre, leur blason, aussi par leurs costumes et leurs gestes. Sujets de tableaux, ils vont constituer des tableaux »417. La même confrontation se retrouve de manière inverse dans Répertoire IV, avec l'essai intitulé « Les mots dans la peinture ». Ce dernier volume s’ouvre d'autre part sur un sujet auquel Butor tient particulièrement : « LeVoyage et l’Écriture » (« Le récit de voyage accomplit etmanifeste ce double voyage qu’est toute lecture, il peut emporter avec lui ce trajet perpendiculaire, pour aboutir à un déplacement du lecteur, à le changer de lieu mental, finalement changer son lieu »418), et il s’achève par une méditation sur le livre d’aujourd’hui. Face à la mutation audiovisuelle, il faut ouvrir les voies encore peu explorées de l’écriture ou de la littérature à venir, et cela passe par un changement de la forme-même du livre :

‘En effet l’inconvénient majeur du livre actuel, c’est son poids, son encombrement. Certes, comme la brique mésopotamienne était mobile par rapport aux inscriptions sur granit, et quels progrès dans la maniabilité lorsque l’on est passé aux papyrus et parchemins ! La découverte de l’imprimerie a permis de multiplier le nombre d’exemplaires. 419 ’

Au-delà de leurs divers propos, mais en consonance avec eux puisqu'il s'agit chaque fois de briser l'univoque, les cinq tomes de Répertoire postulent à la fois la construction et l'inachèvement. La construction, puisque chacun comprend 21 études, et que Butor insiste sur l'intérêt de ce nombre « impair, (ce) qui permet à l’ensemble de se déployer autour d’un pivot, dans chaque volume, le onzième420. L'inachèvement, puisque 21 est la multiplication de 3 par 7, chiffre mythique de l’inachèvement, et que, écartant tout dessein d'élaborer une théorie de l'écriture (donc de poser une clôture), Butor peut écrire au terme de son parcours : « Voilà donc cette ruine définitivement inachevée. » 421

Notes
412.

Il sera repris dans Essai sur le roman, Paris : Gallimard, 1972. (Coll. Idées).

413.

BUTOR, Michel. « Le roman comme recherche », in Répertoire I. Op. cit., p. 11.

414.

Ibid. Op. cit., p. 272.

415.

BUTOR, Michel. « Le critique et son public », in Répertoire II. Op.cit., p. 127.

416.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 119.

417.

BUTOR, Michel. « Tableau vivants », in Répertoire III. Op.cit. P. 204.

418.

BUTOR, Michel. « Le voyage et l’écriture », in Répertoire IV. Op. cit., p.12.

419.

BUTOR, Michel. Répertoire IV. Op. cit., p.p. 431-432.

420.

BUTOR, Michel. « Répertoire », in Répertoire V. Op. cit. p. 326.

421.

Ibid., Op.cit. p. 331.