Les Improvisations. Les Essais

Les Improvisations et les autres Essais critiques se proposent d’observer comment la critique prend le rythme créatif d’une nouvelle422, c’est-à-dire d’une forme littéraire qui se définit par une dynamique débarrassée de tous les aspects non strictement narratifs : dialogue, description, commentaire. Pour Michel Butor, le texte de critique est « un incessant va-et-vient entre la citation et son commentaire423 ». Face à une œuvre qui se donne à lire dans la mobilité et l’inachèvement, et propose plusieurs modes de lecture, le but de la critique n’est pas de constituer un travail exhaustif ; elle vise plutôt à explorer un dialogue avec le ou (les) auteur(s) étudié(s), et c’est cette mobilité dialogale qui devient un espace de création. Les Improvisations proposent donc une démarche inédite car « …ce qu’on découvre avec Michel Butor, c’est la pratique, véritablement, d’une critique dialogique »424, qu’il revendique fortement comme une œuvre à part entière :

‘Un ensemble de citations peut constituer une œuvre ; découper un paragraphe à l’intérieur de Descartes ou de Leibniz, et le mettre en relation avec un paragraphe pris chez tel ou tel auteur de vulgarisation du XIXème siècle, cela constitue une intervention considérable dans ce texte classique. 425

Le texte interrogé devient donc un espace où le critique lui-même s’installe pour exercer un travail d’écrivain. Et quand ce n’est pas lui-même qui dialogue avec le texte, les références accompagnant normalement les citations permettent de mettre en valeur la façon dont l’auteur étudié dialogue avec un autre. Ainsi de Baudelaire et d'Edgar Poe. Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire (1961) fait remarquer que l’antiaméricanisme de Poe trouve ses racines dans son américanité même, et que «sa poésie, au sens large, s’appuie pour Baudelaire, à travers la société américaine actuelle, sur le substrat américain primitif, sur le « sauvage », sur l’Indien, d’où l'apologie de celui-ci, non comme innocence, mais comme bête supérieure 426  ». Butor montre alors comment Baudelaire, par le biais de Poe, chante lui-même, dans Le Peintre de la vie moderne, « ces perfectionnements matériels qui permettent de dépasser la nature et d’atteindre à une réalisation de la poésie : tissus, voiture, maquillages, lustres »427, pour en conclure que les deux poètes dialoguent autour d'un principe dont le sujet relève de l’éthique : « seule l’œuvre d’art peut s’installer dans le négatif de la bonne conscience bourgeoise pour métamorphoser le mal en fleurs et la boue en or»428

Mais le dialogue ne s'arrête pas là, puisque, au terme de l'essai, Butor reconnaît qu’en voulant parler de Baudelaire, il a parlé de lui-même – ou plutôt qu'il a découvert que Baudelaire parlait de lui…

On retrouve le même rapport dialogique dans le texte qu’il a consacré à Montaigne429, et qui part de l’échange célèbre entre Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et l’œuvre de Montaigne. Plutôt de s’attacher au contenu des deux propos, Butor s’intéresse à la façon dont Montaigne est séduit par la liberté, la franchisse d’esprit de son ami. Et c’est cette même liberté, ce même mouvement qui le conduit à son tour à donner une nouvelle explication aux Essais. Pour lui, le projet de La Boétie influence celui de Montaigne par le point de vue pictural qu'il adopte, fondé sur le « maniérisme » fort prisé à la fin du XVIème siècle (premier dialogue : entre peinture et littérature). Mais si Montaigne a pu penser et développer son œuvre de manière analogue, il le doit en bonne part à son ami (deuxième dialogue : d'une œuvre à une autre) :

‘Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l’autre et meilleure partie ; car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art. Je me suis advisé d’en emprunter un d’Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne, … 430

Et le mouvement relevé à propos de la série Poe/Baudelaire/Butor se remet en route : Montaigne a voulu composer ses Essais de la même manière que La Boëtie son Discours, et Butor propose une critique semblable à celle de Montaigne, recourant comme elle au plan du peintre. Ainsi, comme l'explique Tom Conley, « Montaigne sera La Boëtie de Butor, La Boëtie de Montaigne sera Butor, ou bien le Montaigne de Butor sera La Boëtie de nous-même 431». Lucien Giraudo a souligné de même comment le dialogue se tisse sans fin « à travers des figures de l’altérité qui sont en relation avec des images profondes d’eux-mêmes 432».

On retrouve la même démarche avec Rimbaud. Dans l’Improvisation qu’il lui consacre, Butor insiste surtout sur l’impossibilité de séparer en l'occurrence l’œuvre de la vie :

‘[…] il nous est impossible de séparer ses textes de sa figure, de sa vie qui a pris pour nous valeur de mythe. 433

Cette impossibilité fait aussitôt écho à l’expérience même de Butor… et le cycle dialogal s’instaure : parlant de Rimbaud, il traite des sujets qui le concernent lui-même : la ville, le voyage, la poésie, le rêve etc. Rimbaud n’est-il pas, comme lui, un voyageur perpétuel qui est allé de Charleville à Paris puis d’Aden au Harrar ou au Caire, dans une quête incessante des lointains ? Rimbaud n’a-t-il pas également rêvé, dans son Alchimie de verbe, à des révolutions de mœurs, à des déplacements de races et de continent ? Dans Hallucinations simples 434 , Butor parle à son propos d’un poète qu’il désigne par l’image d’une étoile « errante d’Abyssinie»435, et dont l’errance le renvoie à lui-même : « Il veut oublier Paris – comme moi »436.

Mais il ne s’agit pas seulement de correspondances biographiques. L’œuvre de Rimbaud influence profondément celle de Butor. Le traitement de la rime et le bouleversement qu'apporte Les Illuminations en poésie (répétitions du début et non de la fin, alignement typographique qui procure une forte impression visuelle) se retrouve dans L’Emploi du temps, qui offre un système semblable de versets, chaque phrase divisée en plusieurs paragraphes qui commencent de la même façon437. Et Hallucinations simples s'appuie explicitement sur une lecture des rêveries de Rimbaud en proposant «une tentative de réponse inachevée, un projet collectif, un utopique écho à ce souhait d’Arthur Rimbaud »438.

Le même type de rêverie se retrouve dans Improvisations sur Henri Michaux (1985), où Butor évoque à nouveau des thèmes qui lui sont chers (le voyage, la peinture, le rêve, les livres illustrés) et salue en Michaux le voyageur (« En voyage même on peut rêver d’autres voyages, jusqu’à des terres inconnues »439) : la façon dont ce dernier traite du rêve dans l’écriture fait écho à ce que lui-même cherche dans ses propres voyages : une ouverture, une libération, voire une transformation. Celui qui fut autant écrivain que peintre et poète lui apparaît comme un contrebandier qui se rit des frontières, et pour lequel « l’aquarelle a été un moyen de pleurer »440.

Balzac, enfin. Butor a consacré trois Improvisations 441 à sa « cathédrale inachevée ». C’est qu’il lui semble que la lecture morcelée et sélective de Balzac conduit à une incompréhension de sa richesse et de son génie :

‘Il y a nous le savons, dans La Comédie Humaine, toute une galerie d’hommes de génie : peintres de génie, musiciens de génie, criminels de génie ; il était impossible, certes, qu’il n’y eût pas là un romancier de génie. Il conserve un rôle assez effacé dans cette construction inachevée mais il a tout de même le temps de lancer une proclamation en faveur d’un « nouveau roman .  442

Balzac lu par Butor devient ainsi un contemporain. Le dialogue qu'il entretient avec lui se nourrit avant tout de la question de l’inachèvement d'une œuvre qui se présente comme une immense cathédrale littéraire :

‘Pour Balzac aussi La Comédie Humaine est une cathédrale inachevée, dont le plan évolue au cours de sa construction même.443 ’

Et cette lecture éclaire tout autant Butor lui-même comme auteur « conforme à la réalité de son œuvre «en progrès», c’est à savoir poète-encyclopédiste auxinépuisables curiosités et qui éclaire sans éblouir, qui explique sans assener, qui renoue patiemment les fils liant le détail à l’ensemble et la réalité de Balzac à la nôtre  444 ».

Notes
422.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 132.

423.

« Les modifications de Michel Butor », GAUDEMAR (De) Antoine. Magazine littéraire, janvier 1983.

424.

CALLE-GRUBER, Mireille. « Passages de lignes ou Les Improvisations critiques de Michel Butor », in La création selon Michel Butor. Réseaux-Frontières-Écart Op. cit., p.112.

425.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Flaubert. Paris : La Différence, 1985. P.196.

426.

BUTOR, Michel. Histoire extraordinaire. Paris : Gallimard, 1961. P. 192.

427.

Ibid., p. 196.

428.

GIRAUDO, Lucien. « Les essais critiques », in Michel Butor, le dialogue avec les arts. Op. cit., p. 162.

429.

BUTOR, Michel. Essais sur les Essais. Paris : Gallimard, 1965. (Coll. nrf essais).

430.

Ibid.

431.

CONLEY, Tom. « Passage de lieu », in Butor et l’Amérique. Op. cit. p. 226.

432.

GIRAUDO, Lucien. « Les essais critiques », in Michel Butor, le dialogue avec les arts. Op. cit., p. 164.

433.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Rimbaud. Paris : La Différence, 1989. P. 10.

434.

BUTOR, Michel. « Hallucination simple sur Rimbaud », in Avant-goût II, 1987. Paris : Ubacs.

435.

BUTOR, Michel, CLAVEL, A. Curriculum Vitae. Paris : Plon, 1996. P. 265.

436.

Ibid.

437.

« Grâce à Rimbaud, j’ai osé », PLISKIN, Fabrice. Le Nouvel Observateur, 4-10 avril, 1991.

438.

MOTHE LA, Jacques. « Rimbaud, figure de l’impossible », in Butor en perspective. Op. cit., p. 95.

439.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Henri Michaux. Montpellier : Fata Morgana, 1985. P.11.

440.

Ibid. P.148.

441.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Balzac. Paris : la Différence, 1998.

442.

BUTOR, Michel. Répertoire I. Op. cit., p. 81.

443.

BUTOR, Michel. « L’Anneau magique, La peau de Chagrin », in Improvisations sur Balzac. Op. cit., p. 19.

444.

« Au miroir de Michel Butor, Balzac est notre contemporain », in Le Passe-Muraille. KUFFER, Jean-Louis, octobre 1998.