L’improvisation sur soi

Marqué dès la première page par une interrogation sur la différence entre « écriture » et « littérature », Improvisations sur Michel Butor. L’écriture en transformation est un ouvrage foisonnant qui se prête à être lu selon plusieurs angles, autobiographique ou critique principalement. Mais il est avant tout une réflexion sur la question des frontières dans l’écriture, sur la manière dont elles s’imposent et dont elles se détruisent.

Dans le quatrième de couverture d’un ouvrage que ses collègues de Genève l’avaient incité à écrire avant de prendre sa retraite, Butor signale qu’à l’époque où il était universitaire, il s’est toujours interdit de confondre le professeur et le littérateur : seuls ses collègues pouvaient parler de ses œuvres, y compris celles qui relevaient du registre critique. Lui qui refuse toute frontière et toute séparation, estimait qu’il devait assumer cette nécessité de « maintenir cette frontière intime » : si des étudiants voulaient lui parler de ses travaux personnels, ils le rencontraient hors de l’enceinte de la faculté, dans quelque brasserie proche. Le déplacement entre Genève, où il enseignait, et Nice, où il habitait, lui permettait de « colmater les fissures de cette paroi. Au passage à la frontière, en changeant de monnaie, je changeais de fonction ». Puis la retraite arriva et, avec elle, Improvisations sur Michel Butor : un livre dans lequel il abolit enfin les frontières entre l’enseignant, l’auteur, le lecteur et le critique…

Convoquant aussi bien des essais, des cours, des souvenirs personnels, il s’y attache à l’inscription, dans l’écriture, de la réalité politique, sociale et culturelle. Il s'agit donc d'un bilan et d'une réflexion à la fois, menés à partir de ses expériences et des problèmes qu’il a rencontrés : comment la transformation du monde dans lequel nous vivons contribue-t-elle à la transformation de l’écriture ?

Butor préfère le mot « écriture » à celui de « littérature », plus flou, plus large ou plus institutionnel. L’intérêt qu’il porte à sa transformation n’est pas sans relation avec les deux après-guerres qu’il a vécues. Né en 1926, il est l’un des très rares contemporains majeurs à avoir traversé le siècle et connu ces deux périodes : en ce sens son regard est également témoignage sur la place et le rôle que le surréalisme de Breton et l’existentialisme de Sartre ont tenu dans la vie culturelle en général, et dans sa propre évolution en particulier. Jeune, il a écrit des poèmes très proches de ceux des surréalistes, et au lendemain de la libération l’admiration qu’il portait à Sartre a été pour beaucoup dans son choix de suivre des études de philosophie. Mais ces deux références majeures exigeaient d’être quittées si l’on voulait, au début des années 50, « repenser » le monde et la littérature : le retour à Paris de Breton ne s’était accompagné, aux yeux de Butor, d’aucun renouveau, ni même d’aucune relance du surréalisme ; et même si Sartre demeurait un maître dans sa manière de poser les questions, on cessait d’adopter aveuglement ses réponses.

Affranchi de ces « grands ascendants », il confie dans ces Improvisations sur lui-même qu’il n’en restait pas moins alors profondément marqué par eux :

‘J’avais dans mon cerveau un hémisphère Sartre et un hémisphère Breton. Le premier faisait des études de philosophie et a commencé à écrire tout de suite après la guerre un certain nombre d’essais dans lesquels je m’efforçais d’être aussi clair que possible, essais sur un certain nombre d’écrivains. L’autre écrivait de la poésie qui ressemblait à bien des égards à la poésie surréaliste.  445

Cette première expérience de dialogue était peut-être par trop inégale… C'est en partie pour s'en dégager et se trouver lui-même que le jeune Butor choisit de quitter la France et de partir en Égypte. Mais ce fut pour y constater que, cherchant à échapper à une division intime, cet exil volontaire en créait une nouvelle :

‘J’avais hâte de retrouver un endroit où je puisse travailler, où je puisse recoudre mon existence avec celle que j’avais quittée. (P. 62)’

C’est cette division persistante qu’il tente d’exprimer dans son premier roman, selon un projet qui avait déjà germé lors de son départ en Égypte, mais qui n’aboutira que plus tard, en Angleterre, lorsque le jeune écrivain sera pendant deux ans lecteur à l’Université de Manchester. Dans cette ville sombre, il renoue avec la nostalgie de la France qu’il a déjà connue à Minieh, mais à cette nostalgie initiale se superpose désormais aussi celle de l’Égypte, presque aussi forte. Sous le signe de cette nostalgie accrue, il écrit Passage de Milan.

L’œuvre paraît au moment où l’on commence à parler du « Nouveau Roman ». Butor le définit comme le rassemblement d’ouvrages très différents les uns des autres, mais unis par quelques points communs essentiels, à commencer par le fait qu’ils ne ressemblent pas à ceux qu’on a l’habitude de lire (P.71). Dans la réflexion rétrospective qu’il conduit, il se demande ce qu'ils avaient « de si surprenant », alors qu’ils n’évoquaient ni la guerre, ni les luttes de la classe ouvrière. La réponse lui semble tenir à ce que les problèmes de la société contemporaine n’y sont pas posés de façon habituelle, et ne sont évoqués que par l’intermédiaire de différents indices, notamment dans le détail du comportement des personnages. Butor a d'ailleurs souvent manifesté, bien avant ses Improvisations, sondésaccord avec ceux qui ne virent dans cette écriture renouvelée qu’un jeu formel. Il a toujours considéré le « Nouveau Roman » comme « une période de l’histoire littéraire infiniment plus riche que certaines interprétations courantes ne laissent supposer 446», ne serait-ce que parce qu'il a permis une autre lecture de Balzac, qui y prend en compte le rôle – presque une aventure en propre – qu’y tiennent les objets er les bruits.

Cet effet de lecture rejoint, dans son expérience personnelle, celui qu’ont provoqué l’éloignement de la France et l’immersion en Égypte. Signaux sonores vrombissement du métropolitain, heures sonnant aux clochers, grincement de l’ascenseur… tout cet environnement familier change avec le changement de culture. C’est une des leçons qu’il a tirées de son séjour dans la vallée du Nil :

‘Les objets qui m’étaient les plus familiers, je ne les avais jamais regardés véritablement. Je les avais toujours pris comme donnés, comme évidents, nécessaires, ne posant aucune question. (P. 73)’

Expérience, mode de vie et écriture se rejoignent donc dans l’apprentissage d’un nouveau regard – c’est le fil conducteur de ces Improvisations rétrospectives – qui ne peut naître que de l’ouverture interculturelle. Et c’est par le biais de ce nouveau regard que se tisse un lien entre Butor et l’Histoire : pour lui, la modification qui a eu lieu en France après la guerre, et que la plupart des gens ne veulent pas admettre, tient à ce que la France et l’Europe n’ont plus la même position dans le monde : elles n’en sont plus qu’une partie parmi d’autres. L’écart entre l’ancienne et la nouvelle génération est d’ailleurs un des enjeux majeurs de La Modification, qu’il qualifie de livre occidental, et qui veut faire comprendre qu’il n’y aura plus désormais de centre. Dans son voyage entre Paris et Rome, Léon Delmont prend peu à peu conscience que ses relations avec ses deux femmes, son épouse légitime et sa maîtresse, sont étroitement liées à celles qu’entretiennent les deux villes dans son esprit : déjà s’esquisse l’aidée que ce sont elles, les villes, qui sont les principaux personnages autour desquelles tout s’ordonne. La piste sera suivie : nous avons vu dans la deuxième partie de notre étude qu’une ville étrangère était le personnage principal de L’Emploi du temps.

L’écart ou l’opposition entre Ancien et Nouveau Monde introduit inévitablement le thème de l’Amérique : « Au bout d’un certain temps, il m’a fallu trouver le moyen d’ébrécher cette tour de Babel pour que le texte puisse rester non seulement dans mon livre mais dans ma vie » (p. 124). C’est d'ailleurs après la publication de L’Emploi du temps que Butor part vivre outre Atlantique l’aventure de son deuxième voyage initiatique.

Une partie importante de la littérature américaine de la première moitié du XXème siècle s’est développée à Paris, avec Ezra Pound, Faulkner, Hemingway... Mais après la guerre, ce sont les États-Unis qui deviennent le point d’attraction de tous les intellectuels européens. Butor a l’occasion d’y séjourner afin de remplacer pendant une année sabbatique un ami professeur à Bryn Mawar College, dans la banlieue cossue de Philadelphie. Ce voyage s’avère décisif. Le monde a changé : le livre prendra donc une autre forme. De là son intérêt pour le livre illustré, qui permet de « connaître toutes sortes de choses qui nous étaient pratiquement cachées auparavant. Nous avons maintenant la possibilité de voir des pays lointains grâce à des photographies en couleurs de bonne qualités » (P. 210).

De cette ouverture à un autre mode d’expression, fondé sur le dialogue de l’image et du texte, naît bientôt une tout autre manière d’écrire et de penser l’écriture : celle du « livre d’artiste » :

‘Nous avons d’abord une distance neutre entre le texte et l’image. En principe il n’y a pas l’obligation de voir deux choses en même temps. C’est le texte à propos de la peinture. Puis nous avons le livre illustré dont les formes les plus intéressantes sont les livres d’artistes qui représentent un niveau culturel bien plus élevé que les livres d’histoire de l’art. C’est le texte à côté de la peinture, enserré dans le rectangle de la double page. (P. 224)’

Double page et fin d’une langue unique : les choses seront désormais plus ouvertes. Et si les Américains venaient naguère en Europe pour y admirer ce qu’ils n’avaient pas chez eux, les Européens vont maintenant aux États-Unis pour voir, entre autres choses, ce qui s’est fait chez eux mais ne s’y trouve plus… C’est que leur capacité d’ouverture a amené les Américains à découvrir, loin de tout repli ou de toute revendication identitaire, les liens qui les rattachent à la vieille Europe, mais aussi bien aux autres continents, l’Afrique et l’Extrême-Orient :

‘Ainsi l’art des Indiens qui a tant évolué en marge, en réserve, pourra se manifester de façon toute nouvelle, dialoguer dans le concert des autres. (P. 66)’

Au terme du parcours globalement euphorique de ses Improvisations, le propos par lequel il s’apprête à prendre sa retraite se termine sur un regret : celui de la dégradation du système d’enseignement en France :

‘La France possédait un système d’enseignement dont elle était fière. A partir des années 1940 il a commencé à se dégrader. Ceci n’empêche pas qu’il y a d’excellents professeurs, et encore d’excellentes institutions, mais le malaise ne fait que grandir. L’enseignement français n’est plus adéquat à la société contemporaine. (P. 294).’

Regret, et confiance malgré tout. Il n’y a pas à attendre de l’enseignement français qu’il se réforme lui-même, mais cela viendra progressivement de « l’extérieur », par le dialogue avec d’autres systèmes, par l’ouverture à d’autres cultures, car la contagion du changement affecte tous les domaines et toutes les régions du globe. Une chose est sûre, en tout cas, à ses yeux : la transformation ne pourra être que carnavalesque, au sens où elle conduira à renverser toutes les valeurs trop admises. Et elle est « inévitable à cause des développements de la technique qui font que notre société ne fonctionne pas en réalité comme nous le croyons. Nous sommes toujours en retard sur elle. Il y a des fissures, des trous de plus en plus nombreux dont il faut profiter, dont il faut renverser la valeur » (P. 299).

Notes
445.

BUTOR, Michel. « L’aube incertaine », in Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., 38.

446.

« Lecture de lectures », BEESTSCHENS, Olivier. La Revue de Belles-Lettres, avril 1982. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p.105.