C. Dialogue avec les arts

Michel Butor est généralement perçu comme un romancier et un critique qui tient une place importante dans le renouveau romanesque de la seconde moitié du XXème siècle. L’image n’est pas fausse, mais hautement restrictive de son point de vue, tant il a veillé à ne jamais se laisser installer dans une seule image :

‘J’avais le sentiment que si, après La Modification, j’avais fait un livre qui lui ressemble, il aurait eu sans doute un succès facile, mais qu’après, il m’aurait été impossible de faire autre chose. Il fallait que je profite de cette ouverture pour risquer quelque chose. Pour avancer un pion. Donc Degrés a beaucoup surpris les critiques parce qu’ils ne se sont pas retrouvés. Ceux qui avaient aimé La Modification ont eu le sentiment que c’était encore tout à fait autre chose. Et c’était très important pour moi. Être en mesure d’avancer un pion, de courir un risque avec de bonnes choses…  447

Nul doute qu'il convient de rattacher à cette volonté de changement son goût récurrent pour le croisement des genres et des arts. Sa pratique en ce domaine commence en 1962, avec la publication de Mobile où il s’attache à réaliser un premier livre d’artiste. Et c’est sous le signe du refus de l’identique qu’il n’a jamais cessé d’expérimenter par la suite la coexistence de l’art et de l’écriture dans son œuvre :

‘J’avais très envie d’être peintre moi-même. J’aurais aussi eu envie d’être un musicien et, ne pouvant pas être tout à la fois, je me suis résigné à faire de la littérature. Mais en faisant de la littérature, je m’efforce aussi de faire de la peinture et de la musique. Je cherche à utiliser le langage le plus possible de façon à le faire sortir des limites dans lesquels on le maintient habituellement.  448

Il estime que la communication entre les arts tient tout simplement au fait que le monde n’est pas seulement « visible » mais « audible », et qu’on devrait donc s’étonner de ce que le franchissement des frontières entre littérature, peinture et musique ne soit pas plus fréquent :

‘Qui ne s’intéresse pas à la peinture est un aveugle, à la musique une sorte de sourd, et je voudrais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le guérir de ces maladies. 449

Et puisque les peintres et les musiciens lisent des livres, pourquoi un écrivain ne s’intéresserait-il pas à la musique et à la peinture ? La lecture, l’écoute et le regard s’appellent réciproquement : « même si on essaie de nous l’interdire avec plus ou moins de douceur, un jour ou l’autre nous franchissons la barrière, nous entrons dans les territoires interdits 450».

Nombreuses sont les œuvres de Butor qui ont franchi cette barrière ; nombreux sont aussi les artistes qui ont collaboré avec lui : peintures, graveurs, sculpteurs, photographes, musiciens. De nationalités différentes, tous sont réunis par la passion du dialogue entre images, sons et mots :

‘Il y a toutes sortes de choses que je n’aurais jamais écrites si je n’avais pas été incité par la collaboration. 451  ’

Un des meilleurs exemples est l’importance prise dans son œuvre par le livre d’artiste (il a réalisé plus de 1300 livres-objets et tableaux-poèmes), qui est pour lui une expérience privilégiée de dialogue et de collaboration entre mots et images. À ses yeux, le livre non illustré est un résidu de XIXème siècle et « Il faut faire parler les images autrement » :

‘J’ai de plus en plus envie d’organiser des images, des sons, avec les mots. A cet égard, d’ailleurs, on peut considérer le livre comme un petit « théâtre. 452

Matière de rêves est un ensemble d’ouvrages dont la publication s’étend sur une dizaine d’années, de 1975 à 1985, mais dont l’élaboration se poursuit sur une période beaucoup plus étendue, illustrant de manière exemplaire le dialogue entre littérature et arts. Butor y écrit un texte poétique qui dialogue avec un ensemble pictural ou musical, en une pluralité ouverte qui rend le texte inséparable des autres œuvres. Les Illustrations et Envois sont construits dans le même esprit, sans aucune frontière qui les sépare. On retrouve là le même mouvement que celui qui l’amenait à guetter ou organiser les rencontres entre les cultures. S’il affirme que « nous regardons tout avec des lunettes littéraires et picturales » 453 , c’est pour signifier que la peinture n’existe qu’à travers l’écriture, et qu’avoir de la peinture devant les yeux ne suffit pas pour la voir, si quelqu’un ne nous en parle pas. Nous voudrions donc nous attarder quelque peu sur cette autre et ultime forme de dialogue interculturel, que Butor conduit avec les arts, et singulièrement avec la peinture et la musique.

Notes
447.

BUTOR, Michel. Curriculum vitae, entretien avec André Clavel. Paris : Plon, 1996. P. 97.

448.

BUTOR, Michel. « Travailler avec les peintres », in Arts et littérature. Québec : Université de Laval, 1987. P. 15.

449.

BUTOR, Michel. « Littérature et musique », in Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 246

450.

Ibid. P. P. 246-247.

451.

T.E.M. Op. cit., p. 15.

452.

BUTOR, Michel. « Réponses à (« Tel Quel ») », in Répertoire II. Op. cit., p. 297.

453.

BUTOR, Michel. « L’Invasion des images », in Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 214.