Texte à voir, peinture à lire

Dans Les Mots dans la peinture 454, Butor met l’accent sur la présence, refoulée mais considérable, du verbe dans la peinture occidentale. C’est à ses yeux le premier signe de l’impossibilité de séparer ces deux modes d’expression dans l’œuvre :

‘Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n’est jamais pure vision, nous entendons parler des œuvres, nous lisons de la critique d’art, notre regard est tout entouré, tout préparé par un halo de commentaires, même pour la production la plus récente.  455

La peinture semble ainsi être une perpétuelle incitation pour les mots : dans les musées, les audio-guides sont devenus aussi indispensables que l’étiquette qui informe sur le tableau. Mais ce lien ne se limite pas à l’appel du texte par l’image, qui maintient malgré tout leur relation d’extériorité réciproque. L’observation des « mots dans la peinture » et l’expérience des livres d’artiste renforcent leur solidarité au sein même de l’œuvre.

Les livres manuscrits qu’a publiés Butor sont généralement des livres de commande de la part d’un artiste qui lui demande d'associer les mots à la gravure, à la photographie, et quelquefois au tableau lui-même. Il a toujours accordé une grande importance à la potentialité créative et subversive de telles rencontres :

‘Le simple fait de travailler en collaboration apparaît déjà comme une pratique qui s’inscrit sur un fond de censure permanent, car c’est le signe que les arts sont en liaison profonde, peuvent agir en synergie, et que leur action peut se faire menaçante en face d’un système social qui pérennise des clivages obsolètes. Dans la mesure où elle est un langage élaboré en relation essentielle avec les autres arts, l’œuvre d’art vise à ouvrir plus amplement le monde du quotidien, lequel se trouve approché à travers des perspectives artistiques en correspondance. 456

Sa première collaboration se fit avec le peintre chilien Enrique, et elle inaugura une suite très riche qu'il plaça d'emblée sous un titre hautement symbolique :

‘Il avait proposé un ensemble de cinq eaux-fortes en couleur, très belles. Un marchand de tableaux que nous connaissions a eu l’idée de faire un livre avec ces gravures, et il m’a demandé un texte. J’ai bien réfléchi et j’ai fait ce texte qui s’appelle Rencontre. 457

La collaboration avec Pierre Alechinsky débuta avec Hoirie-Voirie 458 de manière un peu plus surprenante. Le peintre raconte qu’il reçut de Butor une brassée de vieux tapuscrits, alors qu'il était en train de travailler dans l’atelier de Walasse Ting.Étalées, ces feuilles ne révélèrent au départ qu’une plate blancheur hachée par la frappe neutre sous papier carbone ; mais bientôt elles donnèrent au peintre une idée originale :

‘L’encrier,
Un doigt d’eau.
L’encre, le pinceau et le papier s’entendent mieux ainsi avec un peu d’eau, ce liant qui délie. Ils vivent mieux ensemble. Aqua medid. Dans les flacons dits de Chine, d’encre de toutes marques, manque ce doigt. Détail dû non à mon voyage au pays des calligraphes, mais au conseil de Ting : « Mets de l’eau dans ton encre ».459 ’

Le peintre intervient ainsi directement sur le texte transformant après coup les feuillets de l’écrivain en un espace de rencontre entre dessins et mots. Dans le Rêve de l'Ammonite 460 la genèse du dialogue est inverse. Bruno Roy, directeur des éditions Fata Morgana, désirait réaliser un livre d’artiste et prit à cette fin contact avec Pierre Alechinsky et Michel Butor. Tous trois se mirent d’accord sur les étapes de la création, que Bruno Roy dans une lettre à Pierre Alechinsky, résume ainsi :

‘– que vous fassiez une suite de cinq eaux-fortes à votre idée et selon vos thèmes personnels ;
– que vous lui [à Butor] en envoyiez une épreuve à partir de laquelle il écrirait un rêve qui leur convienne. 461

La distance qui sépare les trois collaborateurs (Bruno Roy est à Montpellier, Pierre Alechinsky à Bougival, Michel Butor à Nice ou à Albuquerque), ne fait pas obstacle à une collaboration qui se développe par correspondance. Alechinsky doit réaliser la matière première du dialogue en élaborant cinq eaux-fortes, qu'il enverra à Butor pour qu'il les orne « d’une immense légende ». Alechinsky explique alors que son propre travail sera une sorte de bande dessinée : « chaque case sera repérable par un chiffre dont tu pourras te servir»A l’origine, les cinq eaux-fortes, qui ont été dès le départ « comme une narration 462  », n’avaient pas encore trouvé leurs couleurs définitives. Mais, une fois le premier texte composé :

‘avec les épreuves, Alechinsky a mis en marge des remarques en lithographie. Après ça, il a décidé de reprendre les eaux-fortes, et les lithographies, pour faire un album. Pour les eaux-fortes, il a fait de nouveaux dessins sur l’eau-forte antérieure, ce qui a donné de grands tirages qui sont dans l’album. En ce qui concerne les lithographies, il a fait de nouvelles planches qui sont d’une autre couleur, avec quatre couleurs différentes, comme un jeu.  463

Le peintre arrange donc une narration, et l’écrivain se remet alors au travail sur la base d’un livre formé de cinq cahiers. On voit qu'on est loin, ici, de la simple illustration d'un texte ou du commentaire de dessins : c'est d'une véritable genèse croisée qu'il s'agit. Le dialogue se poursuivra jusqu'à devenir presque régulier 464 , et la collaboration a d'ailleurs des effets sur les artistes eux-mêmes, puisqu’elle permettra à certains de franchir à leur tour le pas hors de leur « spécialité ». C'est le cas, notamment pour Jiri Kolar, Alechinsky et Dotremont :

‘De même que la peinture exerçait sur Dotremont une fascination – qui a abouti à la solution du logogramme – de même Alechinsky a toujours eu une immense passion pour l’écriture – qui a donné lieu à la publication de ses livres. Alechinsky est non seulement un peintre passionnant, mais aussi un excellent écrivain. On voit chez lui une fascination de l’écriture, de sa propre écriture ; et la distribution des régions, des rectangles est souvent reliée à certains types d’écriture. 465

Les textes de la série Illustrations, écrits à partir d’œuvres plastiques, offrent de nouveaux exemples de cette genèse croisée. Dans La Conversation, rédigé à partir des tableaux du peintre génois du XVIIIe siècle Alessandro Magnasco, l’écrivain remplace l’image absente par des parties textuelles qui jouent le rôle d’illustrations. Pour le lecteur, le texte se trouve jouer alors deux rôles : d’une part il devient illustration par rapport aux images ; mais on peut aussi bien penser que les images sont les illustrations d’un texte qui n’existerait pas encore. La relation de cause à effet se trouve ainsi perpétuellement mise en question. De nombreux ouvrages466 reprendront cette incertitude, qui rompt avec la conception classique de l’illustration. Comme le signalent les auteurs de Michel Butor, Qui êtes-vous ?, au XIXe siècle, on demandait à Daumier de faire un dessin en réponse à un texte. L'originalité majeure de Butor est de faire en sorte que les deux mouvements se recouvrent pour n'en composer qu'un seul.

Dans la présentation d’Illustrations II, Butor indique encore que les textes ont été écrits pour accompagner des œuvres de peintres, de photographes, d’un musicien et d’un poète spécialisé en logogrammes. Mais, alors qu'il pensait travailler successivement sur chacun, il n'a pu s'empêcher, dans ses moments de pause, de les laisser jouer entre eux, dialoguer, déteindre les uns sur les autres. 467 . Ce n'est plus alors simplement de dialoguer avec les arts qu'il s'agit, mais de faire, par le jeu des mots, dialoguer les textes entre eux. Un rapport nouveau se crée qui donne lieu à des échanges d’une page à l’autre, avec, souvent, un second texte qui débute avant la fin du premier, un mot qui émerge de la page de droite, etc : toute une immense interaction qui transforme le texte en véritable aventure des rencontres. 37 artistes avec Michel Butor 468 illustre cette coopération et cette rencontre entre la main de l’écrivain et celle des artistes, pour créer une œuvre inscrite dans une terre partagée. Sur cette terre, la toile de l’artiste se donne à lire et le texte de l’écrivain se donne à voir : « Parfois côte à côte, parfois enchâssés l’un dans l’autre, parfois encore rivaux – le texte manuscrit tend à se calligraphier pour devenir image à son tour – l’écriture et l’image perpétuent une façon parmi d’autres de se rencontrer  469».

Le livre d’artiste de Michel Butor le plus récent à ce jour, Jungle urbaine 470 , a été réalisé en collaboration avec Thierry Lambert, artiste qui a coutumed’écrire, peindre, graver et fabriquer des livres-objets en deux ou trois exemplaires avec un écrivain connu ou à découvrir. Butor revient à cette occasion à l’un de ses thèmes de prédilection : la lecture de villes bâties par l’imaginaire471, comme dans cette « Ville Arbre », où nous lisons :

‘Multiples racines
se réunissant
en un tronc très dense
la circulation
fleurissant d’antennes.’

Arbre, ville et livre y sont réunis dans une même harmonie. De même que les racines d’une ville plongent dans sa civilisation d’origine, celles d’un livre ne peuvent se fixer que dans des mots qui sont d'abord objets de perception – comme la peinture : « le mot est quelque chose de visible ».472 Déjà en 1986, dans sa « Requête aux peintres etsculpteurs », il exprimait fortement cette conviction :

‘Ne me laissez pas seul avec mes paroles. Balbutiements-bafouillement radotages et rumination. Dans mon brouillonnement-bouillonnement dans l’essoufflement et mon bavardage. Dans mon donjon cachot tour de Babel. J’ai le plus grand besoin de vos images.’

D'images ou aussi bien de musique, car le livre-objet se prête aussi à devenir un instrument :

‘Partition d’un événement sonore, partition d’un événement en général, nous devons travailler au livre, en cette métamorphose aux débuts de laquelle nous assistons, comme à la partition d’une civilisation. 473 ’

C'est que la musique n'est pas seulement présente dans le langage mais apparaît aussi dans l'architecture, comme il l'a appris de la Basilique San Marco (« Conformité de la musique et de l'architecture, ai-je besoin de rappeler la basilique San Marco ? » 474 )

Notes
454.

BUTOR, Michel. « Les mots dans la peinture ». Genève : Albert Skira, 1969. (Coll. Les Sentiers de la création).

455.

BUTOR, Michel. « Les mots dans la peinture », in Répertoire IV. Op. cit., p.31.

456.

GIRAUDO, Lucien. « La Critique du système des Beaux-Arts », in Michel Butor, Le dialogue avec les arts. Op. cit., p . 28.

457.

Entretien de Pierre Caran avec Michel Butor, in 13 artistes avec Michel Butor, Thonon-les-bains, 1997. P. 32.

458.

ALECHINSKY, Pierre, BUTOR, Michel. Hoire-Voirie, 2 ranimations (1-Les rescapés de la corbeille, 2- Les stances des mensualités). Milan : Edition Ing. Olivetti et Cie, S.P.A. 1970.

459.

ALECHINSKY, Pierre. Route libre. Genève : Albert Skira, 1971. (Coll. Les sentiers de la création). P.38 et suivantes.

460.

ALECHINSKY, Pierre, BUTOR, Michel. Le Rêve de l’ammonite. Montpellier : Fata Morgana, 1975.

461.

Lettre de Bruno Roy à Pierre Alechinsky, Montpellier, 25 novembre, 1972, in Le rêve de l’ammonite.

462.

BUTOR, Michel, SICARD, Michel. Alechinsky dans le texte. Paris : Galilée, 1984. (Coll. Écriture/Figures). P. 190.

463.

BUTOR, Michel, SICARD, Michel. Alechinsky, travaux d’impression. Paris : Galilée, 1992. p. 76.

464.

Tourmente. Montpellier : Fata Morgana, 1968, recueil de onze poèmes conçu avec des dessins de Dufour, Hérlod et Alechinsky.

465.

BUTOR, Michel, SICARD, Michel. Alechinsky dans le texte. Op. cit. P. P. 26-27.

466.

Rencontre, publié avec des eaux-fortes d’Enrique Zañartu ; La Gare Saint-Lazare, conçu avec des photographies de Jean-Pierre Charbonnier ; Cycle, publié avec de petites photographies et des gouaches d’Alexandre Calder ; Les Montagnes Rocheuses, accompagnant des photographies d’Ansel Adams et Edward Weston ; Litanie d’eau, avec des eaux-fortes de Gregory Masurovsky, ou La cathédrale de Laon l’automne, avec des photographies de Gilles Ehrmann…

467.

« Poème optique » pour Christian Dotremont, « Regard double » pour Bernard Larsson, « Dans les flammes » pour Ruth Francken, (peintre), « Comme Shirley » pour Georges Masurovsky, « Diaogues des règnes » pour Jacques Hérold, « Paysages de répons » pour Henri Pousseur, « Les incertitudes de Psyché » pour André Jacques, « Spirale » pour Ieving Petlin, « Ombres d’une îles » pour Bill Hérold.

468.

Edition Compt‘Act, 2001. Une exposition qui s’est déroulée du 21 février au 7 avril au Musée Savoisien et à la Médiathèque Jean-Jacques Rousseau à Chambéry.

469.

LONGUET, Patrick. « Figure de la rencontre », in quarante-trois artistes avec Michel Butor, Chambéry : Comp’Act, 2001. P. 6.

470.

Livre réalisé pour la Médiathèque de la ville Bourgoin – Jallieu avec le soutien du Centre National du Livre et la collaboration de la Cave littéraire, 7 mars 2006.

471.

Ville jungle, ville masque, ville oiseau, ville totem condor, ville jaune étoilée, ville sang, ville nuages serpent, l’arbre ville d’abondance, ville d’amour, ville lune, ville feuille de chêne, ville œuf, ville arbre, ville vulve, ville corne, ville œil,

472.

« L’Émail des mots », in Le Quotidien de Paris. CANTAUREL, Laurent et VULPILLIÉRES, Thierry (DE), 8 mars 1989. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 3 : 1979-1969. Op. cit., p.224.

473.

BUTOR, Michel, « La Littérature, L’Oreille et L’Œil », in Répertoire III. Op. cit., p. 403.

474.

BUTOR, Michel, « La musique, art réaliste », in Répertoire II. Op. cit., p .31