Texte à écouter, musique à lire

Pour Butor, puisque les mots sont des phénomènes sonores, il n’y a aucune justification à séparer strictement littérature et musique :

‘On a l’habitude en Europe de considérer qu’il y a la musique d’un côté et la littérature de l’autre, les paroles de l’autre. C’est une façon tout à fait particulière de voir les choses.475 ’ ‘La musique est l’antre dans lequel se forgent les armes et les instruments d’une littérature nouvelle.476

Dans un article célèbre, « La musique texte réaliste »477, il précise en termes d'antériorité signifiante le rapport qu'il se propose de développer entre la musique et le langage verbal :

‘Phénoménologiquement, la musique est antérieure au langage articulé, significative avant lui, demeure toujours ce qui le rend possible, même si nous avons tendance à oublier cette origine. Il ne peut y avoir prononciation d’un mot sans qu’il y ait d’abord conscience et maîtrise d’une certaine hauteur de son, d’un certain rythme, établissement et contrôle d’une continuité et d’une distinction de timbre. C’est, d’emblée, comme cas particulier de structure, que le langage articulé peut apparaître. Ainsi la musique creuse le lit du texte, prépare, forme cet espace dans lequel il peut se produire, se préciser de plus en plus.  478

On retrouve là un propos constant et apparemment paradoxal : cet écrivain hanté par la modernité et les formes futures ne cesse de fonder le renouveau attendu sur des références à l'origine. Celle des civilisations, celle des arts. C'est que cette représentation originelle – qui est aussi une garantie – lui permet de penser un état d'avant les dissociations et les frontières, les distinctions génériques et les hiérarchies des œuvres.

Boulez reconnaissait que Butor se prêtait admirablement à un travail en commun : « Pour travailler avec des musiciens comme nous il faut Butor ; sa tête fonctionne un peu de la même façon »479. Mais c'est surtout avec Henri Pousseur que se fait la rencontre. Suite à la publication de « La musique texte réaliste », ce dernier proposa à l'écrivain de créer avec lui un opéra de commande destiné au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. L’œuvre devait être moderne, mobile, ouverte, c’est-à-dire inclure le public dans son déroulement même, en le faisant participer à l’action. Et Pousseur avait immédiatement pensé au thème de Faust. « Il s’agissait de préparer un spectacle qui poserait le problème du hasard et de l’intervention du public, à partir du thème de Faust »480.

Votre Faust dialogue avec de nombreuses citations littéraires qui dialoguent à leur tour entre elles. Butor met la musique en écriture tandis que Pousseur fait parler la musique. Comme le signale Jacques La Mothe : « pour Michel Butor, l’univers de Votre Faust est le lieu où trouve son apogée toute la recherche, l’exploration d’Henri Pousseur sur les structures mobiles et aléatoires »481. Aux yeux des deux artistes, il s'agissait avant tout de ne pas penser leur œuvre comme une forme, fût-elle renouvelée de l’opéra :

‘La fameuse crise du théâtre qui va s’accentuant d’année en année, malgré tous les palliatifs qu’on propose et tant de bonnes volontés, ne saurait être résolue sans que soit résolu du même coup celle de l’opéra, à vrai dire sans qu’on ait aboli la séparation de ces genres, sans que l’on ait pris conscience de la réorganisation générale du spectacle en train de s’opérer et qu’on ait mené à un nouvel équilibre.  482

Ils sont ainsi conduits à proposer un genre original qui unit le théâtre parlé au spectacle musical. En refusant toute démarche qui n'admet pas l’intégration de la musique dans la littérature ou l’émergence du texte littéraire dans une œuvre musicale, les deux hommes créent une œuvre qui relève pleinement de la diversité babélienne :

‘Nous pouvons faire émerger un mot parlé ou chanté à l’intérieur d’un espace instrumental qui le magnifie, le transforme ou l’écrase, nous pouvons aussi le faire émerger à l’intérieur d’un espace de mots plus ou moins intelligibles, soit à cause de déformations acoustiques, soit en utilisant des langues étrangères ce qui permet très facilement d’introduire une intelligibilité différentielle (bénie soit Babel) et des effets sémantiques d’une finesse extrême. 483  ’

Dans Intervalle 484 ce sont les « mots instruments » (P. 122) qui deviennent les acteurs du texte. A l’origine, il s’agit d’un scénario proposé par un metteur en scène en vue d’un film qui n’a pu se faire485 : « Un homme et une femme qui ne se sont jamais vus se rencontrent entre deux trains dans la salle d’attente de Lyon-Perrache, ont une demi-heure de conversation, et repartent chacun de leur côté. »486

La gare est le lieu du changement de direction et du temps intermédiaire, lieu de transit où peut se développer l’histoire des deux protagonistes, Marc et Adrienne, à travers des évocations et des souvenirs qui finissent par produire une troisième voix. Des citations du Misanthrope, du Voyage en Orient et de Sylvie, génèrent tout un réseau de variations. Dans Butor. La pensée-musique, Florence Rigal en a souligné l’importance : « La variation démultiplie tous les possibles de la rencontre entre Marc et Adrienne, elle les guide dans leurs « aventure verbales»487 A travers les reprises textuelles, mais aussi à travers les résonances et les couleurs des mots qui traversent la conscience des personnages, dans leurs souvenirs ou leurs espoirs, Butor tisse un vaste réseau de sens. Il met en œuvre toutes ces voix qui varient entre elles plus qu’elles ne s’échangent : cet espace désigne la mobilité, la liberté du mouvement musical, car il n’y a que la musique qui mène à la respiration, en tant que « pause dans l’espace de lapage »488.

Mais l'enjeu d'un tel travail et, au delà de cet exemple particulier, de toute la quête butorienne du dialogue avec et entre les arts, ne se limite pas à un aspect esthétique. Il prend une véritable dimension politique, dont on peut percevoir l'horizon dans les lignes que l'écrivain-critique a précisément consacrées à l'œuvre musicale de Pousseur et à sa passion de franchir les barrières. Nul doute pour lui que cette œuvre :

‘(…) est aussi une des plus politiques, non qu’elle obéisse aux mots d’ordre de quelque parti que ce soit, de quelque tonique ou dictature si bien timbrée, si bien intentionnée qu’elle se veuille, mais ce refus des frontières entre les États, entre les époques, ce refus de se laisser assimiler dans une uniformatisation servile, dans la monotonie d’un dirigisme qui ne peut assurer sa domination, ce refus, cette passion d’ouvrir des trous dans les remparts, de berner les douanes, c’est aussi bien sûr le refus des cloisons de l’intérieur de notre société, c’est la passion d’une société sans classes et sans castes, où chacun puisse manifester sa différence et sa relation unique aux autres nœuds du réseau, au flux de la vibration. 489
La Tour de Babel du Futur de Coop Himmelblau
La Tour de Babel du Futur de Coop Himmelblau

Mur peint, Lyon, 11 boulevard des États-Unis

Notes
475.

« Sur la musique », LAMBERT, Alain. Poésie d’ici, printemps, 1980. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 3 : 1979-1969. Op. cit., p. 68.

476.

BUTOR, Michel. Répertoire II. Op. cit. p. 35.

477.

BUTOR, Michel. « La musique, art réaliste », in Répertoire II. Op. cit., p.p. 27-41. Cet article a été publié dans la revue Esprit, n°280, janvier 1960. P. P .138-156.

478.

BUTOR, Michel. Répertoire II. Op. cit.,p.p. 33-34.

479.

CALL-GRUBER, Mireille. Les Métamorphoses-Butor, Entretiens. Op.cit., p.38.

480.

BOSSEUR, Dominique, BOSSEUR, Jean-Yves. « Collaboration Butor/Pousseur », in Musique en jeu, n° 4, Paris, 1971. P.88.

481.

MOTHE LA, Jacques. « De L’Œil à L’Oreille », in L’Architexture du rêve. La littérature et les arts dans Matière de rêves de Michel Butor. Amsterdam : Atlanta, GA, 1999. P. 226.

482.

BUTOR, Michel. « L’Opéra c’est-à-dire le théâtre », in Répertoire III. Op. cit., p. 383.

483.

Ibid. P. 390.

484.

BUTOR, Michel. Intervalle. Paris : Gallimard, 1973.

485.

Else Jongeneel signale qu’il « existe pourtant une réalisation cinématographique d’Intervalle, à savoir « L’Enchantement », par Butor et Robert Mazoyé, passé à la télévision française le 6 février 1974. L’adaptation ne fut cependant pas fidèle aux indications que renferme Intervalle, in Michel Butor, Le Pacte romanesque. Op. cit., p. 262.

486.

BUTOR, Michel. Intervalle. Quatrième de couverture

487.

RIGAL, Florence. « La voix de la structure ou La réalité concertante », in Butor, La pensée-musique, Paris : L’Harmattan, 2004. P. 233.

488.

Ibid. P. 248.

489.

LANCRY, Yehuda. Michel Butor ou la résistance. Paris : Jean-Claude Lattès, 1994. P.174.