Conclusion

La lecture des œuvres de Michel Butor nous a amené à constater qu’aucune n’échappait totalement à une dimension interculturelle. Ses rencontres avec les lieux ou avec les Arts n’ont fait que confirmer ce que disait Lucien Dällenbach : Butor est un « écrivain à l’écoute des voix de la Cité et de notre polyphonique Babel planétaire». 490 

Cette œuvre se caractérise, de fait, par l'union paradoxale d'une étonnante diversité et d'une réelle continuité : son allergie à la monoculture de masse, son refus d’une unité fermée constituent un plaidoyer de résistance à toutes les clôtures. Et c’est cette diversité ne cesse d'affecter également une écriture dont l'expérimentation se poursuit depuis 1943 491 sous des formes et des genres très variés. Si variés, même, que l’unité de l’œuvre peut sembler faire problème, et évoquer plutôt l’image d’un véritable labyrinthe où le lecteur se perd. Butor ne conteste d’ailleurs pas le terme, mais il le restitue autrement :

‘Il y a certainement un aspect labyrinthique dans mon œuvre, mais j’essaye d’aider les gens à se retrouver dans ce labyrinthe. Ce ne sont pas mes livres qui sont labyrinthiques, c’est la réalité ! Mes livres sont des fils d’Ariane pour tenter de clarifier le labyrinthe. Le labyrinthe est beaucoup plus obscur qu’on ne le croit ordinairement. 492

De cette réalité labyrinthique, les œuvres de Butor invitent à une lecture à plusieurs strates, ne serait-ce que parce qu’elles recourent la plupart du temps à plusieurs genres littéraires, ou même à leur mélange : romancier, poète, voyageur, critique, professeur, « Je suis tout cela » 493 … Pour appréhender une telle variété dans le cadre d’une thèse universitaire, nous avons choisi de distinguer trois parcours, qui sont autant d’enjeux littéraires et de réflexions de Butor sur l’interculturalité.

Dans la première partie de notre étude, nous avons voulu insister sur l’importance que Butor accorde à l’interprétation des textes et au rôle de la traduction, à propos d'un "texte-souche", si l'on peut dire, ou d'un "texte-source" auquel l'écrivain n'a jamais cessé de se référer. Contre la lecture traditionnelle, qui présente comme un châtiment la fin de l'épisode biblique de Babel, Butor voit dans la transgression des babéliens un modèle à suivre, l'amorce d'un itinéraire qui, loin d’être puni et sanctionné par la diversité des langues, a au contraire permis, par ce plurilinguisme même, de donner une chance au différent. Cette transgression créatrice inaugure l’ère de l'homme de paroles, et crée la possibilité d'un dialogue qui tirera sa richesse inventive de ce pluriel. Et cet homme nouveau demeure aussi fidèle à son origine puisque, comme les habitants de Babel, il cherche à échapper au néant, à laisser une trace, à afficher volonté de construire.

Cette lecture positive du mythe après l’intervention divine fait comprendre après coup combien le rêve d’une tour unique et définitive aurait été mortifère, s’il s’était réalisé : supprimant toute ouverture, toute différence, toute altérité. Or, Butor écrivain témoigne qu’il n'en va pas autrement de la littérature. De même que le vers libre a dû briser les règles strictes et uniformes de la poésie pour ouvrir à cette dernière de nouvelles perspectives, de même le Nouveau roman s’est construit, en contestant (détruisant) les canons du roman réaliste. Pour que la littérature soit vivante, il faut qu’il y ait toujours de nouvelles fenêtres qui mènent vers d’autres voies : la littérature, comme la langue, se transforme, et le rôle de l’écrivain est de participer à cette transformation :

‘Ce phénomène se produit régulièrement. Si on regarde à ras de terre le journalisme littéraire du XIXe siècle, on a l’impression que l’histoire littéraire n’est qu’une suite de retours à la tradition. Il y a eu ces fous de romantiques, ces fous de naturalistes, ces fous de symbolistes, mais tous les cinq ans, on disait : enfin, on revient à la saine tradition, à la tragédie classique en cinq actes, au vers régulier ! Au début du XXe siècle, on disait : enfin, on revient au bon roman d’autrefois ! Évidemment, on a complètement oublié tous ces auteurs qui enfin revenaient à la tradition ! Et aujourd’hui, c’est pareil ! Le nouveau roman est déjà une vieille lune. Cela n’empêche pas les critiques de dire chaque année : enfin, on est débarrassé du nouveau roman ! Depuis combien d’années le dit-on ? Mais on n’en est pas débarrassé du tout : ces écrivains existent, et on est débarrassé des erreurs qui empêchaient de les lire. 494

C’est là que l’inachèvement prend tout son sens : la tour ne doit pas être achevée car cela signifierait l’unification mondiale et un mode de vie unique. Et c'en serait fait, alors, des écrivains, des poètes, et même simplement de l'écriture, pour nous rappeler que, si la communication est favorisée par le plurilinguisme, elle n’est cependant authentifiée que par l’empreinte, en chacun de nous, d’une langue mère au sein de laquelle se détermine notre identité culturelle. Et c’est ainsi que se dessine la leçon de l’Emploi du temps, auquel nous avons consacré notre seconde partie.

Dans cette partie nous avons tenté de montrer combien le problème de l’Histoire intéressait celui du dialogue des cultures, sur un mode complexe où se tissent diverses certitudes dialectisées les unes par les autres. Comment doit-on se construire ? L’Emploi du temps se situe entre les deux aspects du mythe : malédiction/bénédiction, et la question essentielle qui se pose est : comment une ville moderne, ville hostile, peut-elle devenir un lieu de création ?

Dans cette œuvre, l’accent est mis plutôt sur le danger qu’offre pour l’existence humaine la modernité, mais elle montre aussi comment y échapper. Tout se fait dans la lecture de la ville, et consiste à ne pas se satisfaire d’une seule interprétation : c’est par un dépassement du sens immédiat des textes déjà existants – images, plans, monuments, rues, sites, livres etc. – que peuvent naître une nouvelle vision et apparaître un nouveau visage de la cité. Pour cela le lecteur de la ville doit à son tour – et dans sa langue maternelle – écrire un nouveau texte qu’il ne cessera de lire. Dès lors, l’écriture de Bleston ne peut pas être achevée, et la leçon que Butor a tirée de la tour de Babel s'y répète : l’acceptation de la diversité et le refus de tout achèvement ne vont pas l’un sans l’autre. C’est la raison pour laquelle le roman reste toujours ouvert à l’infini.

Cette même leçon se retrouve dans la dernière partie de notre travail, mais se déplace sur le terrain d’un dialogue interculturel qui se construit dans les rencontres avec des lieux, des civilisations et des Arts. Et comme pour la traduction-interprétation de Babel, comme pour la relecture de Bleston, ces rencontres apparaissent comme autant d’interprétations. Butor s’attache à lire les lieux qu’il parcourt à la façon dont un lecteur doit lire ses livres : de manière dynamique et ouverte, en acceptant leur inachèvement. Si Cordoue le sollicite tant, c’est qu’elle lui offre à voir (lire) une mosquée dont l’état d'avancement permit la construction d’une église ; et si les Etats-Unis l’attirent, c’est que la relative jeunesse de leur civilisation laisse ouvert tout le champ des possibles. Dans un autre registre, le dialogue que ses livres entretiennent constamment avec les arts empêche l’œuvre de se fermer sur elle-même. Dans toutes ces rencontres, un existant (le passé?) s’articule à un avenir.

L’œuvre ne se contente donc pas de son propre présent : elle se tourne vers un passé et vers un avenir, et c'est la conjonction de ces trois temps qui lui confère son efficacité. La conscience de cette situation entre un avant et un après contraint en effet l’écrivain ou l’artiste à trouver ainsi chaque fois un nouveau langage, à n'avoir pour règle que de se demander: « s’il n’y a pas des endroits où l’on peut articuler du langage différemment ? ».495

Or, ce qui permet au langage de Butor d'être sans cesse réinventé est sa constante détermination par le dialogue :

‘Ce qui est à l’origine c’est le dialogue. Puis, à l’intérieur, il y a des moments d’isolement. D’où cette apparence que l’œuvre littéraire est « l’expression de l’individu ». Mais l’isolement de l’individu – ce qui constitue l’individu comme être isolé – c’est déjà quelque chose qui intervient du dialogue, du mouvement. 496

Aucune présence au monde n’est possible, à ses yeux, sans dialogue : c’est lui, dans l’écriture, qui rend l’œuvre plus claire. D’où l’idée de considérer le livre comme une matrice d'entretien avec la peinture, la critique, le spectateur, l’auditeur ou le lecteur. Cette importance donnée à l'intervention de l’autre développe l’idée d’une multiplicité d’identités, qui fait dire à Lucien Giraudo que Butor «se présente bien comme un être véritablement habité par l’Autre, le lieu où s’engage la multiplicité dudialogue »497. Ainsi s'explique, en dépit ou à cause de sa diversité, la continuité de l’écriture butorienne : passionnépar la langue de l’Autre et par la différence de l’Autre, « il tente de se saisir à travers l’écriture, de répondre à des questions qui se posent à lui hic et nunc, et qu'il dépasse à travers la médiation de l’œuvre d’art, pour découvrir et rassembler en lui d’autres identités ».498

Et on retrouve ici le lien avec le mythe de Babel. Le projet initial voulait que, par une construction, un peuple se fasse un nom ; à ce programme s’est finalement substitué une autre entreprise : inventer d’autres langues. L’entreprise et l’enjeu de l’écriture (construction) de Butor se traduit, de même, dans l’invention d’une autre langue, d'une nouvelle structure du livre, et le refus de s’enfermer dans l’homogénéité. De là vient la difficulté que l’on rencontre à classer ses ouvrages selon des critères génériques. Car ces derniers dialoguent aussi entre eux et ne cessent de renvoyer au « Livre futur » – le « Livre objet », peut-être – à travers lequel on pourra regarder ce qu’il y a « derrière toutes sortes des choses ». 499

Butor, ou l’écriture altérée, qui ne cesse de chercher de nouvelles possibilités pour dire et décrire le monde, pour entrer en dialogue avec d’autres cultures. Elle veut n’aboutir à l’œuvre que sur le monde de la collaboration, et propose à cette fin de nouvelles échelles de valeur qui légitiment le recours à la citation, et font dialoguer les matières des livres-objets et les textes entre eux. Ou explorent systématiquement les voies de l’entretien et de la correspondance, non pas en accompagnement, mais au cœur et au principe même de l’écriture créatrice.

C’est cette démarche qui fait de lui un écrivain de l’interculturalité, et qui transforme la pluralité en signe de bénédiction pour la Babel ouverte du vingtième siècle. On a vu que c’était aussi une des raisons pour laquelle il avait décidé un jour d’arrêter d’écrire des romans :

‘Les gens ont surtout eu du mal à admettre mon changement de genre ; j’étais un romancier que l’on considérait comme plein de promesses…et on a été fâché que je me mettre à changer. On doit être ou romancier, ou poète, ou essayiste ; il y a un refus de ce changement, car on doit alors se mettre à penser tout ça…. 500

Décision à vrai dire peu concluante, si on se place du point de vue de la réception. Butor est généralement perçu comme un écrivain qui tient une place de premier plan dans le renouveau romanesque de la seconde moitié du XXème siècle. Mais la contradiction ou le malentendu ne sont qu’apparents, car l’évolution qu’offre la succession de ses quatre romans 501 consiste précisément à accentuer l’ouverture sur l’autre, le divers et l’inachevé, et à privilégier pour cela de plus en plus la forme du voyage dans le temps et dans l’espace. Tous sont « un loup insatiable qui rêve l’impossible : avoir droit de cité. Rêve d’hospitalité. Tous les romans sont dévorés de rêves impossibles où ils s’acheminent. S’abîment. Voués à l’inachèvement, au décalage de plus en plus irrémédiable entre les mouvements intérieurs et le temps horloger. »  502

À l’instar des babyloniens qui ont quitté la tour après sa destruction, Butor a quitté le roman, mais ses romans ont traversé les frontières pour réaliser le rêve impossible : le nouveau babélien est un homme qui perd son unité pour la multiplicité.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’âge d’or du mythe de Babel soit la deuxième moitié du vingtième siècle, et même le début du vingt et unième, puisque ce sont des époques où la question de l’altérité et celle du langage revêtent une importance particulière. 503

Il n’est pas étonnant non plus, que le rêve impossible de Butor soit réalisé : voir ses œuvres rassemblées dans des « œuvres complètes » – « un défi impossible » 504 pour construire la Tour de Butor. Tour qui est sans doute la réplique exactement opposée de celle de Babel, puisqu'elle s'édifie sur la différence et la diversité à travers le dialogue des cultures. Tour ouverte et, parce que vivante, jamais inachevée.

Notes
490.

DÄLLENBACH, Lucien. « Une écriture dialogique ? », in La Création selon Michel Butor. Réseaux-Frontières-Écart. Op. cit., p. 1991. P. 209.

491.

Noël 1943, premier ouvrage de Michel Butor, imprimé par lui-même et illustré de 4 linogravures à pleine page de Jacques Bertoux. 1944.

492.

« Mes livres sont des fils d’Ariane pour tenter de clarifier le labyrinthe », THIERRY, Bayle. Magazine littéraire, janvier 1993. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p. 313.

493.

Ibid.

494.

Ibid, p. 315

495.

Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 2 : 1969-1978. Op. cit., p. 255.

496.

Une schizophrénie active, Entretien avec Madeleine Santschi. Op. cit., p. 63.

497.

GIRAUDO, Lucien. Michel Butor, Le Dialogue avec les Arts. Op. cit., p. 148.

498.

Ibid.

499.

Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 2 : 1969-1978. Op. cit., p. 166.

500.

« Michel Butor eu travail du texte », SICARS, Michel, in Magazine littéraire, mars 1976. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire. Vol. 2 : 1969-1978. Op. cit., p. 153.

501.

Passage de Milan (1954), L’Emploi du temps (1956), La Modification (1957), Degrés (1960).

502.

CALLE-GRUBER, Mireille (dir.). « Le Roman déménage », in Œuvres complètes de Michel Butor. Romans. Vol. I. Paris : La Différence. 2006. P. 21.

503.

Proclamation par l’Assemblée générale des Nations Unis « 2008, année internationale des langues ».

504.

CALL-GRUBER, Mireille (dir.). « Michel Butor l’Hospitalier », in Œuvres Complètes de Michel Butor. Romans. Vol. I. Paris : La Différence, 2006. P. 13.